Servilie (1/12)

J’ai lu dans un vieux bouquin une bien curieuse histoire. Dieu seul sait d’où je tiens ce livre datant d’une drôle d’époque: il y avait alors quantité de lois libérales, mais pas la moindre liberté; on dissertait sur l’économie, on lui consacrait des livres, mais on laissait les terres en jachère; le pays tout entier moralisait à qui mieux mieux, mais n’avait aucune morale; chaque foyer gardait au grenier ses provisions de logique, mais n’avait pas une miette de bon sens; on parlait à tout bout de champ d’épargne et de prospérité, mais on gaspillait à tous vents; et le dernier usurier, le dernier vaurien pouvait s’acheter pour quelques sous le titre d’«ardent défenseur de la nation et de la patrie».

L’auteur de cette curieuse histoire, de ces notes de voyage – de quel genre littéraire il peut bien s’agir, strictement parlant, je l’ignore, et je ne me suis pas risqué à le demander aux experts: il ne fait aucun doute qu’ils auraient, selon notre bonne vieille habitude serbe, transmis le dossier pour avis à la chambre des requêtes de la Cour de cassation. Soit dit en passant, ce n’est pas une mauvaise habitude. Il y a des gens qui sont obligés de penser, c’est leur métier, ils n’ont rien d’autre à faire; grâce à quoi, le commun de mortels n’a plus à s’en soucier. L’auteur, donc, de cette curieuse histoire, ou de ces notes de voyage, commençait par ces mots:

«J’ai passé cinquante années de ma vie à voyager de par le monde. J’ai vu un nombre incalculable de villes, de villages, de pays, d’hommes et de peuples, mais rien ne m’a plus étonné qu’une petite tribu vivant dans une merveilleuse et paisible contrée. Je vais vous parler de cette heureuse tribu, bien que je sache par avance que personne ne voudra me croire, ni maintenant ni jamais, même après ma mort, si ces lignes devaient tomber entre les mains de quelqu’un…»

Quel vieux roublard! En commençant précisément de la sorte, il m’a forcé à lire son histoire jusqu’au bout et maintenant, naturellement, j’ai envie de la raconter à mon tour. Mais n’allez pas considérer qu’en disant cela je cherche à vous convaincre! Je préfère le déclarer tout de suite, dès le début, très franchement: cette histoire ne vaut pas la peine d’être lue, et puis cette vieille barbe (enfin, cette espèce d’écrivain) ment sur toute la ligne. Pourtant, comble de bizarrerie, je crois à ses mensonges comme à la plus haute vérité.

Voici donc comment il poursuivait son récit.

Il y a bien longtemps, mon père fut gravement blessé au combat. On le fit prisonnier et on l’emmena hors de sa patrie en terre étrangère, où il épousa une jeune compatriote d’une famille d’esclaves de guerre. Je naquis de cette union mais mon père mourut alors que j’avais à peine neuf ans. Il évoquait souvent devant moi sa terre natale, les héros et les sublimes figures dont elle fourmillait; leur patriotisme ardent et leurs guerres sanglantes pour la liberté; leurs vertus et leur probité; leur sens du sacrifice pour le salut du pays où tout, sans oublier sa propre vie, s’offrait sur l’autel de la patrie. Il me parlait du noble et glorieux passé de notre peuple. À sa mort, il me transmit ses dernières volontés: «Fils, la mort ne m’aura pas permis de rendre l’âme dans ma chère patrie, le sort n’aura pas voulu que ma dépouille repose dans cette terre sacrée que j’ai arrosée de mon sang pour qu’elle puisse être libre. Mon malheureux destin n’aura pas laissé la flamme de la liberté m’apporter sa chaleur sur ma terre natale tant aimée, avant que mes yeux ne se ferment. Mais mon âme est en paix, car cette flamme t’apportera sa lumière, à toi, mon fils, et à vous tous, nos enfants. Pars, fils, embrasse cette terre sacrée quand tu y poseras le pied; va et aime-la, et sache que de grandes œuvres attendent notre valeureuse nation; va et, en hommage à ton père, fais bon usage de la liberté, et n’oublie pas que mon sang, le sang de ton père, a arrosé cette terre, comme l’a fait pendant des siècles le noble sang de tes vaillants et glorieux ancêtres… »

A ces mots, il m’embrassa. Je sentis ses larmes goutter sur mon front.

— Pars, fils, que Dieu te…

Sur cette phrase inachevée, mon cher père rendit son dernier soupir.

Un mois ne s’était pas écoulé depuis sa mort que, une besace à l’épaule et un bâton à la main, je partis dans le vaste monde à la recherche de ma glorieuse patrie.

Cinquante années durant, je voyageai en terre étrangère, parcourant le globe, mais rien, nulle part, ne ressemblait au valeureux pays dont m’avait tant de fois parlé mon père.

Au cours de mon périple, pourtant, je découvris par hasard une contrée captivante, dont je vais maintenant vous parler.

C’était un jour d’été. Le soleil brûlait à vous en faire bouillir le cerveau, la canicule écrasante me faisait tourner la tête; tenaillé par la soif, les oreilles bourdonnantes, les yeux battus, c’est à peine si je voyais encore clair. La poussière du chemin couvrait mon habit, déjà en loques, et se collait à la sueur qui me dégoulinait sur tout le corps. Je marchais, fatigué, quand soudain j’aperçus devant moi, à une demi-heure de marche, la tache blanche d’une ville arrosée par deux cours d’eau. Me sentant une force nouvelle, j’oubliai mon état d’épuisement et accélérai l’allure. J’atteignis le rivage. Deux larges rivières s’écoulaient tranquillement et baignaient de leurs eaux les murailles de la cité.

Je me souvins que mon père m’avait raconté quelque chose à propos d’une ville célèbre, où les nôtres avaient abondamment versé leur sang, et ce qu’il m’en avait dit me revint comme dans un rêve: elle avait une position tout à fait similaire, au confluent de deux amples rivières.

Sous le coup de l’émotion, mon cœur bondit; j’ôtai mon couvre-chef; une brise tout droit venue des monts rafraîchit mon front en sueur. Levant les yeux au ciel, je tombai à genoux et m’exclamai à travers mes larmes:

— Dieu tout-puissant! éclaire-moi, écoute la prière de l’orphelin qui erre dans le vaste monde à la recherche de sa patrie, à la recherche de la terre où a vécu son père…

Un vent léger soufflait toujours des montagnes bleutées qu’on apercevait au loin, mais le ciel se taisait.

— Dis-moi, toi cher vent qui souffle de ces montagnes bleutées, sont-elles celles de ma patrie? Dites-moi, vous chères rivières, est-ce le sang de mes ancêtres que vous lavez des orgueilleux remparts de cette fière cité?

Tout était muet, tout se taisait, mais c’était comme si un tendre pressentiment, une voix secrète me disait:

— C’est le pays que tu as tant cherché!

Tout à coup, un murmure me fit dresser l’oreille. Sur la rive, à peu de distance, j’aperçus un pêcheur. Il avait amarré sa barque et radoubait ses filets. Dans ma douce exaltation, je ne l’avais pas remarqué. Je m’approchai et lui souhaitai le bonjour.

Il me regarda sans un mot mais détourna aussitôt les yeux pour se remettre à l’ouvrage.

— Quel est donc le pays qu’on voit là-bas, de l’autre côté du fleuve? demandai-je, tout tremblant d’impatience en attendant sa réponse.

Il eut un geste comme pour dire «Qu’est-ce que j’en sais moi!», mais finit par lâcher du bout des lèvres:

— Oui, il y a bien un pays là-bas!

— Et il s’appelle comment?

— Ça, je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a un pays, mais je n’ai pas demandé son nom.

— Et tu viens d’où, toi? insistai-je.

— Bah, chez moi, c’est là-bas, à une demi-heure d’ici. C’est là que je suis né.

«C’est bizarre, ce ne doit pas être le pays de mes ancêtres, ce ne doit pas être ma patrie» me dis-je en mon for intérieur, avant de lui demander tout haut:

— Alors, tu ne sais vraiment rien sur ce pays? Qu’est-ce qu’on en dit? Rien de particulier?

Le pêcheur réfléchit puis lâcha ses filets. On avait l’impression que quelque chose lui revenait en mémoire. Après un long silence, il dit:

— Il paraît qu’il y a pas mal de porcs, dans ce pays.

— Il n’est connu que pour ça? demandai-je étonné.

— Pour ses âneries aussi, mais ça ne m’intéresse pas tellement! fit-il, impassible, avant de se remettre à remmailler ses filets.

Ne trouvant pas sa réponse très limpide, je l’interrogeai de nouveau:

— Quel genre d’âneries?

— Tous les genres possibles, répondit-il blasé, en étouffant un bâillement.

— Alors comme ça, des porcs et des âneries! Tu n’as entendu parler de rien d’autre?

— À part les cochons, on dit qu’ils ont beaucoup de ministres, qui à la retraite, qui en disponibilité, mais ils ne les exportent pas à l’étranger. Ils n’exportent que leurs cochons.

Imaginant que le pêcheur se fichait de moi, je m’énervai:

— Arrête tes boniments! Tu me prends pour un imbécile?

— Si tu me paies, je t’emmène sur l’autre rive, comme ça tu pourras voir par toi-même. Ce que je te raconte, je l’ai entendu dire. Je n’ai pas été là-bas, moi, je ne sais pas tout ça de source sûre.

«Impossible que ce soit le pays de mes illustres ancêtres, si célèbre pour ses héros, ses exploits et son brillant passé» me dis-je. Cependant, le pêcheur avait éveillé ma curiosité par ses réponses étranges à mes questions, et je résolus donc d’aller voir aussi ce pays-là – n’en avais-je pas déjà vu tant d’autres au cours de mon périple! Je fis affaire avec lui et pris place dans sa barque.

Il rama jusqu’au rivage, empocha la somme dont nous étions convenus et, après que j’eus mis pied à terre, t’en retourna dans son esquif.

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