Mer morte (4/5)
Le lendemain, le préfet envoya au gouvernement un rapport chiffré sur le meeting politique de la veille:
«Un courant politique puissant, opposé au gouvernement actuel, s’est fait jour dans mon district. Ce mouvement gagnant du terrain d’heure en heure, je nourris de sérieuses craintes quant au maintien de la dynastie actuelle. J’ai pris toutes les mesures possibles et utilisé tous les moyens à ma disposition pour enrayer cette calamité; mais comme ce mouvement d’opposition, ou pour mieux dire ce mouvement révolutionnaire, s’est répandu comme une traînée de poudre, toutes mes tentatives sont restées vaines et les révolutionnaires, par la force, se sont massivement rassemblés hier après-midi. J’ai pu constater, à écouter leurs discours agressifs et arrogants, qu’ils ont des principes anarchistes; en secret, ils fomentent certainement une sédition et un coup d’État dans le pays. Finalement, après des efforts acharnés, j’ai quand même réussi à disperser le rassemblement; nous courrions de grands risques: ils sont allés jusqu’à menacer de renverser la monarchie et de mettre en place un système de gouvernement républicain.
«Je me permets de transmettre en pièce jointe, à l’attention de M. le ministre, la liste des personnes les plus dangereuses (l’excentrique amateur de café au lait, de “Zuckerwasser” disait-il je crois, y était désigné comme meneur; figuraient également dans la liste les trois qui avaient voté pour le café). J’attends vos instructions quant aux suites à donner dans ces circonstances si graves et si déterminantes pour l’avenir de notre pays.»
Comme il avait rendu d’aussi considérables services à la patrie et à la direction du pays, le préfet de district fut immédiatement décoré et promu. Tous les opposants vinrent le féliciter et l’affaire en resta là.
Quand le meeting s’était terminé, j’avais demandé à l’un des participants:
— Chez vous, il n’y a personne qui fasse sérieusement de la politique?
— Il y en a eu.
— Et alors?
— Alors, rien… Des âneries!
— Comment ça, des âneries?
— Ah! ne m’en parle pas! Qui veux-tu qui s’occupe de politique!… J’en connais un qui a déjà essayé!
— Et qu’est-ce qu’il a fait?
— Un vrai cinglé! Qu’est-ce que tu voulais qu’il fasse!… On le connaît tous, on sait qui c’est, d’où il est, de qui il est le fils, ce qu’il mange à la maison. Son père avait bien un petit métier, mais c’était le dernier des derniers; lui, le fils, il est allé à l’école, il a vagabondé à droite à gauche dans le vaste monde, et quand il est revenu, il a commencé à me dire «il faut ci, il faut là», il parlait, je ne sais pas moi, de mettre de l’ordre, il parlait de lois, de constitution, de droits civiques, de liberté de réunion, d’élections… Ah! ne m’en parle pas, il radotait complètement celui-là!
— Et qu’est-ce que tu lui as dit?
— Rien! Qu’est-ce que tu voulais que je lui dise? J’ai ri, c’est tout. Je sais qui c’est, il n’a même pas de quoi manger, je connais son père, je connais toute sa famille. Ce n’est pas lui qui va venir m’expliquer ce que c’est qu’une constitution ce que c’est que la liberté!
— Mais peut-être qu’il savait ce que c’est? avais-je risqué.
— Tu plaisantes ou quoi? Je le connais assez pour savoir ce qu’il vaut.
— Et qu’est-ce qu’il a fait?
— Qu’est-ce que tu voulais qu’il fasse! Il lisait des bouquins, courait d’un endroit à l’autre, faisait un peu d’agitation, avec quelques autres gars qu’il avait enrôlés, ils organisaient des meetings. Il s’est fait arrêter, condamner, bannir. Une fois je lui ai dit: «Pourquoi toujours t’exciter comme un sale garnement au lieu de t’occuper de tes oignons? Tu es vraiment cinglé!»
— Et les autres, qu’est-ce qu’ils lui ont dit?
— Ils ont éclaté de rire. Quand il est sorti de prison et qu’on l’a vu passer dans la rue, quelqu’un lui a demandé: «Alors, tu l’as trouvée, ta constitution?» Tout le monde a bien rigolé. Parbleu! ce qu’on a pu se ficher de lui! Parfois c’était à se tordre de rire. Aujourd’hui encore on le surnomme Toma la Constitution[1]!
Mon interlocuteur en pleurait de rire.
— Et qu’est-ce qu’il est devenu?
— Un moins que rien. On n’a même pas voulu de lui comme fonctionnaire… Quel imbécile! Ses copains de classe, il faut voir les bonnes places qu’ils ont tous! Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Cela dit, il faut lui reconnaître une chose: c’était le plus capable et le plus intelligent de toute la bande. Mais c’était un exalté. Rien n’est pire que de se mettre martel en tête. Il se piquait de remettre les choses dans le droit chemin! Ne pouvait pas faire comme tout le monde! Jamais content! Non mais, il se prenait pour qui, celui-là! Pauvre type!
— Et qu’est-ce qu’il fait maintenant?
— Dame! il a fini par revenir à la raison, mais trop tard! On l’a bien guéri de ses idées fixes, mais c’était un dur à cuire, l’administration n’aurait rien pu en tirer. Alors on a commencé à se payer sa tête, c’est là que des esprits malins l’ont surnommé «Constitution». De fil en aiguille, il est devenu la risée générale, les gens se fichaient de lui à la première occasion. À force de batailler, il a fini par s’épuiser… Il me fait pitié! Ce n’était pas un mauvais bougre!… Maintenant c’est un homme raisonnable, un type sérieux, il ne s’emballe plus comme avant. Il s’est complètement retiré et ne fréquente pratiquement personne. Il vit dans la misère, mais beaucoup de gens lui viennent en aide. Il nous fait pitié, mais à lui la faute…
— Et comment sont les gens avec lui aujourd’hui?
— Ils sont gentils!… Désormais personne ne se moque plus de lui, les gens l’aiment bien. Le pauvre diable! On a pitié de lui!
L’idée de vivre un certain temps dans ce minuscule pays me séduisit. J’y fis de nombreuses connaissances. Des gens épatants. Paisibles, discrets, filant doux, de vraies colombes. Ils mangeaient, buvaient, somnolaient, expédiaient parfois quelque menu travail. En un mot: des gens heureux. Ils vivaient dans une profonde quiétude, que rien ne venait perturber; une parfaite harmonie, que personne ne venait gâcher; une mare d’eau stagnante, dont nul souffle d’air ne venait déranger la surface immobile, tapissée d’herbes glauques — si l’on m’autorise cette comparaison pour décrire la société de ce minuscule pays décidément gâté par le destin.
De Serbie, j’avais apporté avec moi bien peu de chose: quelques pensées et quelques idéaux éculés hérités de mes ancêtres. Mais dans ce bienheureux petit pays, même ce peu se perdit; comme hypnotisé, je me laissai gagner par une épaisse torpeur qui commença de me plaire. C’est alors que je compris: nous aussi, les Serbes, nous avions de très sérieux atouts pour devenir un jour une nation pareillement béate, et ce n’était pas notre façon de vivre qui allait nous mettre des bâtons dans les roues.
Ainsi s’écoulaient les jours, tranquillement, sans bruit, paresseusement, jusqu’au moment où l’harmonie sociale vit sa belle ordonnance vaciller.
Un jeune homme fit publier un recueil de poésies.
Les poèmes, fort jolis, regorgeaient de sentiments élevés et d’authentiques idéaux.
L’ouvrage fut accueilli par les protestations de la société tout entière. Personne ne l’avait lu ni n’avait l’intention de le faire. Mais qu’il tombât entre les mains d’un quidam, celui-ci prenait aussitôt un air pincé, feuilletait le recueil, en palpait les pages à deux ou trois endroits, comme pour vérifier la qualité du papier, et finalement repoussait le livre loin de lui comme s’il s’agissait de la chose la plus ignoble au monde et, détournant la tête avec dédain, lâchait d’un ton hargneux: «Des poèmes?… Manquait plus que ça!…»
Une fois, pourtant, un deuxième quidam s’en mêla:
— Qui sait?… Peut-être ce recueil contient-il de jolies choses?
Le premier se signa et remua sur son siège. Puis, hochant la itéte et considérant son vis-à-vis avec commisération, il lui dit:
— Tu es encore plus maboul que l’auteur de ces balivernes!
Attrapant le livre du bout des doigts, grimaçant comme s’il lavait touché des immondices, il le lança encore plus loin, près quoi il ajouta:
— Tu l’as lu, ce bouquin, pour parler comme tu le fais?
— Non.
— Alors!
— Je n’affirme pas que c’est un bon livre, simplement je n’exclus pas qu’il le soit!… Et toi, tu l’as lu?
— Moi?… fit le premier d’un ton agressif, outragé par la question.
— Oui, toi!
— Moi?… répéta l’autre, encore plus agressif.
— Oui, toi, évidemment; c’est à toi que je parle!
Le premier fit le signe de croix, haussa les épaules, écarta les bras comme pour dire: «Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre!» mais ne dit mot. L’air ahuri, il fixait son comparse.
— Pourquoi faire le signe de croix? Je t’ai posé une question: tu as lu ce livre de poèmes, oui ou non? Je ne vois pas ce qu’il y a là de bizarre!
Le premier se signa de nouveau avant de répondre:
— Maintenant c’est moi qui te pose la question: tu es maboul, oui ou non?
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre! Je ne te compris pas.
— Moi non plus.
— Il n’y a rien à comprendre et il n’y a pas de quoi faire l’étonné… Je te demande si tu as lu ce livre.
— Et moi je te demande si tu as deux sous de jugeote.
Après cette repartie, notre premier comparse jeta violemment le livre sur la table en s’exclamant:
— Et il faudrait que je lise ces fadaises? Je n’ai pas encore perdu l’esprit! Et tant que j’ai toute ma tête, je ne lis pas ces choses-là…
Puis il ajouta un peu moins fort:
— Tu le connais, celui qui a écrit ces poèmes?
— Non.
— J’en étais sûr!… Sinon tu ne parlerais pas comme ça!
L’air encore plus pincé qu’il prit et le geste qu’il eut de la main en disaient long sur tout le mal qu’il pensait du poète.
— Et toi, tu le connais? demanda l’autre.
— Hélas oui! lâcha-t-il avec hauteur.
À l’expression de son visage, on voyait qu’il aurait préféré ne pas avoir cet honneur. Et pourtant, jusqu’à la veille encore, avant la publication de ses poèmes, il avait été bon ami avec l’auteur, dont il n’avait jamais dit de mal en société.
D’autres quidams, qui bien sûr n’avaient aucunement l’intention de lire le livre, échangeaient leurs impressions en ces termes:
— Quel scandale!… Des poèmes? Lu ?… Il se prend pour qui!
— Comment n’a-t-il pas honte!
— Le bon dieu lui a déjà enlevé la raison mais il en rajoute et se fait du tort tout seul… Non mais, tu parles de poèmes!… Pas plus tard que demain, j’en écrirais de bien meilleurs, mais je ne commettrai pas pareille ignominie, car j’ai le sens de l’honneur, moi, ce qui n’est pas son cas.
La société changea de comportement à l’égard du jeune poète.
Quand il passait dans la rue, les gens se poussaient du coude et se faisaient des clins d’œil.
En réponse à son «Bonjour!», les uns lâchaient sur un ton persifleur un «Bonjour poète!» agrémenté de regards en coin, les autres un «Salut, salut!» plein de sarcasmes. D’autres encore, l’air contrarié, concédaient un «Bonjour!» revêche et dédaigneux.
Mais, malheureusement, cela n’en resta pas à ces bavardages, auxquels du reste absolument tout le monde se livrait.
L’opinion publique fit front contre le jeune poète. Et ce qu’on mettait auparavant au compte de ses qualités, désormais on l’en blâmait; des défauts minimes, qu’auparavant on lui pardonnait, comme à tout un chacun, désormais n’étaient qu’épouvantables vices. On découvrit subitement que c’était une canaille, un ivrogne, un joueur, un homme sans caractère, un mouchard et, en plus de tout cela, un toqué.
— Je ne savais pas qu’il était aussi maboul! disaient les gens.
— Pour être honnête, je lui ai toujours trouvé quelque chose de louche.
— Moi aussi, mais ce n’était pas à ce point-là.
— Eh bien maintenant, c’est pour de bon.
Dans tous les milieux, on se mit à se payer sa tête; où qu’il allât pour régler quelque affaire, on mettait un point d’honneur à lui causer des ennuis. Dès qu’il apparaissait, les esprits s’échauffaient; chacun pensait aussitôt: «Tu peux bien faire le malin!… Des poèmes, ah ah! attends un peu de voir ce qu’on sait faire, nous!»
Le plus triste, c’est qu’il avait dédié ses poèmes à sa dulcinée, pensant lui faire plaisir; mais la pauvre fille n’eut guère à s’en réjouir: elle souffrit mille tourments et versa des torrents de larmes, car elle non plus ne fut point épargnée par l’opinion publique.
Hors de lui, ulcéré de voir le nom de sa fille mêlé à cette affaire d’après lui insensée, le père de la fiancée écrivit au jeune poète la lettre suivante:
«Monsieur,
«Vos inepties, vos absolues sottises, vos insanités sont l’objet de la risée générale dans toute la ville. Au lieu d’y mêler le nom de ma fille, vous auriez mieux fait de les dédier à votre père, à qui elles iraient comme un gant, vu qu’il est connu pour être le dernier des derniers, tout comme vous d’ailleurs. Personne jusqu’à présent n’a montré du doigt ma maison, et je ne tolérerai pas que tout le monde galvaude le nom de ma fille, ni qu’il figure dans votre livre de détraqué. Voilà comment vous me remerciez de la confiance et de la bienveillance que je vous ai témoignées! En jetant l’opprobre sur mon foyer! Aussi, à partir d’aujourd’hui, ne vous avisez pas de mettre les pieds chez moi. Du reste, j’exige que vous fassiez amende honorable dans un délai de cinq jours, à défaut de quoi vous aurez droit, monsieur, à une bastonnade en pleine rue, ou en n’importe quel lieu où je vous trouverais.»
L’affaire de la dédicace eut pour dénouement toute une série de scandales; et comme le jeune poète travaillait dans l’administration, son supérieur fit rapport au ministre de tutelle en ces termes:
«(Comme j’ai oublié le prénom et le nom, il faut s’en remettre à la formule d’usage X.) Un fonctionnaire placé sous mes ordres, employé par ailleurs sérieux et consciencieux, s’est totalement déconsidéré ces derniers temps en publiant une espèce de recueil de ce qu’il appelle ses poèmes. Le prestige de l’administration exige que le susdit quitte ses fonctions. Les futilités auxquelles il s’adonne sont en effet indignes du dernier des camelots et a fortiori d’un agent de l’État. Je prie monsieur le ministre d’écarter du service public ce fonctionnaire discrédité, ou à tout le moins de l’écarter du poste qu’il occupe actuellement, jusqu’à ce qu’il s’amende.»
Le ministre le muta.
Mais, malheureusement, le pays n’était pas grand et les mauvaises réputations vont loin: l’accueil qu’on lui réserva là-bas fut encore pire. Le prestige de l’administration comme le moral de l’opinion l’exigeaient: le ministre n’eut d’autre choix que de révoquer de la fonction publique ce monstre qui écrivait des poèmes.
L’opinion publique avait obtenu gain de cause. Plus aucun poème du jeune talent ne vit jamais le jour. Il disparut du paysage et personne n’entendit plus parler de lui.
— Quel dommage! Un homme si jeune!
— Ce n’était pourtant pas un mauvais bougre.
— Certes, mais voilà ce qui arrive quand on n’en fait qu’à sa tête au lieu de faire comme tout le monde.
— J’ai pitié de lui, le pauvre!
— Bah, qu’est-ce qu’on y peut? Il l’a bien cherché!
Après cet ébranlement passager, le pays retrouva rapidement sa belle harmonie. La minuscule vague qui s’était élevée à la surface calme et immobile de l’eau stagnante retomba. La société se replongea avec satisfaction dans sa torpeur.
[1] Allusion à Toma Vučić Perišić (1788–1859), chef militaire et politique, partisan de la constitution de 1838 qui limitait le pouvoir de Miloš Obrenović. (N.d.T.)
Abolition des passions
Grâce en soit rendue au Seigneur miséricordieux, nous sommes serbes: notre besogne lestement accomplie, nous avons désormais l’entier loisir de rester vautrés à bâiller, à rêvasser, à dormir tout notre soûl. Et quand nous en aurons assez, il sera toujours temps d’aller voir ce qui se passe chez les autres, histoire de se distraire. Il paraît qu’il y a d’infortunés pays où les gens ne cessent de batailler et de s’entretuer à propos de je ne sais quels droits, de je ne sais quelle liberté et quelle sécurité des personnes. Dieu nous garde de jamais connaître pareil fléau, pareille calamité! À la seule pensée de ces déshérités qui n’ont pas encore réussi à régler leurs problèmes domestiques, on a la chair de poule. Nous qui administrons déjà la Chine et le Japon! Et qui poussons chaque jour un peu plus loin! Bientôt nos journalistes pourront rapporter des correspondances de Mars ou de Mercure; et dans le pire des cas, de la Lune.
—
Pour rester dans le ton, moi qui fais partie de ce peuole d’heureux élus, je vais vous parler d’un lointain, fort lointain pays, au-delà des frontières de l’Europe, et de ce qui s’y passait il y a longtemps, fort longtemps.
On ne sait pas exactement où il se trouvait, ni comment s’appelaient ses habitants. Selon toute vraisemblance, ce n’était pas un pays européen et il était peuplé de gens qui étaient tout sauf serbes. Tous les historiens des siècles passés s’accordent sur ce point; quant aux modernes, ils diront peut- être précisément l’inverse. Au reste, ce n’est pas notre affaire et je ne me prononcerai donc pas sur cette question, dussé-je déroger à la coutume: parler de ce qu’on ne connaît pas, faire ce qui n’est pas dans ses cordes.
On sait de source sûre que ce peuple était totalement dépravé, profondément immoral, infesté de vices, habité d’innommables passions. C’est le sujet de la petite histoire que voici qui, j’espère, vous divertira.
Naturellement, vous avez du mal à croire d’emblée qu’il ait jamais pu exister des gens aussi lamentables; sachez pourtant, chers lecteurs, que je me suis appuyé sur des documents authentiques, que je tiens entre les mains.
Voici la traduction exacte de quelques lettres anonymes expédiées à divers ministres:
«X, cultivateur à Kar, est passé à l’auberge après le travail des champs pour y boire le café; il y a lu avec passion des journaux qui attaquent les ministres actuellement en fonction…»
«Dès qu’il sort de l’école, l’instituteur T… de Borak rassemble autour de lui les paysans pour les exhorter à fonder une chorale. En outre, il joue au bistoquet avec les apprentis et au jeu de puce avec ses élèves, ce qui en fait un personnage hautement nuisible et dangereux. Il fait la lecture aux paysans et leur propose même d’acheter des livres. De tels méfaits ne sauraient être tolérés car ils pervertissent l’entourage. En prétendant que nos paisibles et honnêtes citoyens veulent vivre libres, l’instituteur leur impute un crime qu’ils ne sauraient commettre, quant à lui il ne se gêne pas pour répéter sans cesse que la liberté est plus chère que tout. Il fume comme un sapeur; ce faisant, il crache.»
«Après l’office, le prêtre C… de Sor s’est rendu à un meeting politique dans la ville voisine.»
Que de turpitudes n’y avait-il pas dans le monde, comme vous voyez!
Mais poursuivons:
«Aujourd’hui, le juge S… a voté pour la municipalité. Ce magistrat ignominieux est abonné à une feuille d’opposition qu’il lit avec frénésie. Au tribunal, il a osé innocenter un paysan qu’on accusait d’outrage et d’insubordination aux autorités pour avoir déclaré, devant témoins, qu’il n’achèterait jamais rien dans la boutique du sieur Pou, kmet de son état! En outre, ce juge a un air pensif, preuve évidente qu’il n’est qu’un scélérat qui ourdit certainement un vaste complot contre le régime. Il faut l’inculper d’outrage à la couronne. De toute manière, il n’est sûrement pas favorable à la dynastie, vu qu’il va boire le café chez le cafetier Mor dont le grand-père était un proche du frère d’élection de Leon, celui-là même qui a provoqué l’incident de Jamb contre le deuxième personnage du régime, au château du grand-père de l’actuel souverain!»
Mais il y avait pire engeance dans ce malheureux pays. Lisez seulement ces lettres de dénonciation:
«Un avocat de Tul défend les intérêts d’un pauvre diable dont le père a été tué l’an dernier. Cet avocat est un buveur de bière patenté et un chasseur invétéré. Pis encore, il a fondé une association de secours aux indigents des environs. Ce déchet, cet impudent prétend que les mouchards à la solde de l’État sont des gens de la pire espèce!»
«Le professeur T… courait aujourd’hui par toute la ville avec une bande de mioches qui ne sont pas de chez nous. Il a volé des poires au marchand de quatre-saisons. Hier, en tirant au lance-pierres sur les pigeons, il a brisé la fenêtre d’un bâtiment public. On aurait encore pu le lui pardonner, mais il va à des réunions politiques, vote aux élections, discute avec ses concitoyens, lit les journaux, fait des commentaires sur l’emprunt d’État, sans parler de tous les autres troubles qu’il fomente au détriment de l’instruction!»
«Les villageois de Var sont en train de construire une nouvelle école; au train où vont les choses, les alentours vont être entièrement contaminés par ce vice. Il faut le plus vite possible mettre un coup d’arrêt à cette tendance ignoble, nuisible aux intérêts de l’État!»
« Les artisans de Var ont ouvert une salle de lecture où ils se réunissent tous les soirs. Cette passion a pris profondément racine, particulièrement chez les jeunes. Quant aux aînés, ils sont d’avis qu’il faut fonder, en plus de la bibliothèque, une caisse de retraite des artisans. C’est intolérable! Cela pousse au crime tous les honnêtes gens de la région qui, eux, ne passent pas leur temps à injurier les ministres!… L’un des artisans va même jusqu’à exiger la division du travail!… Abominables passions!…»
«Les paysans de Pado réclament l’autonomie de la commune!»
«Les habitants de Troja veulent des élections libres.»
«De nombreux fonctionnaires locaux font consciencieusement leur travail; l’un d’eux joue même de la flûte et connaît le solfège!»
«L’employé aux écritures Miron danse avec fièvre lors des réjouissances; il grignote des graines de potiron en sirotant sa bière. Il faut le révoquer pour qu’il guérisse de ces passions.»
«En achetant des fleurs tous les matins, l’institutrice Hela soumet son entourage à la tentation. C’est inadmissible, elle va corrompre la jeunesse.»
—
Énumérer toutes les ignobles passions de ce peuple dévoyé, est-ce bien nécessaire? Disons simplement, et cela suffira, qu’il n’y avait dans tout le pays qu’une dizaine de braves gens; les autres, hommes et femmes, jeunes et vieux, tous étaient, selon l’expression consacrée, pourris jusqu’à l’os.
Et cette dizaine d’honnêtes citoyens, à votre avis, comment supportaient-ils la situation dans ce pays à la dérive? Mal très mal… Pour eux, le plus atroce était d’avoir à contempler la déchéance de leur propre pays, qu’ils aimaient d’un amour ardent. Ils n’en dormaient plus de la journée ni de la nuit tant ils se faisaient du souci: comment remettre dans le droit chemin leurs concitoyens égarés, comment sauver le pays de la décadence?
Brûlant de patriotisme, pétris de vertus, débordant de noblesse, ils étaient prêts aux plus grands sacrifices pour le bonheur de la patrie. Et un jour, en effet, ils firent preuve d’un dévouement héroïque: s’inclinant devant la cruelle loi du destin, qui leur adjugeait ce lourd fardeau, ils acceptèrent de devenir ministres, de prendre sur eux l’auguste tâche de purger le pays de ses péchés et de ses passions.
Tout instruits qu’ils fussent, mener à bien une entreprise aussi ardue n’alla pas sans difficultés.
Finalement, une idée passa par la tête de celui qui était le plus bête — ce qui, chez eux, voulait dire qu’il avait le plus d’esprit: il fallait convoquer l’Assemblée nationale, mais seuls des étrangers devraient y siéger. Tout le monde accepta cette merveilleuse idée. On embaucha, aux frais de l’État, deux cents étrangers. On en captura deux cents autres, un par un, parmi marchands et négociants qui se trouvaient par hasard dans le pays pour affaires. Ils eurent beau résister et se débattre, la raison du plus fort s’avéra la meilleure.
C’est ainsi que quatre cents étrangers furent présentés à la députation; ils seraient l’expression même des aspirations nationales et statueraient sur toutes sortes de problèmes pour le plus grand bien du pays.
Aussitôt après qu’on se fut acquitté de cette tâche et qu’on eut trouvé et désigné le nombre suffisant de représentants du peuple, on organisa des élections législatives. N’y voyez rien de bizarre: telle était la coutume dans ce pays.
La session de l’Assemblée s’ouvrit. Délibérations, discours, débats… Il y avait du pain sur la planche. Tout se passa vite et bien jusqu’à ce qu’on en vînt aux passions. Là, on tomba sur un os. Quelqu’un finit par proposer de voter un texte qui abolirait toutes les passions dans le pays.
Un tonnerre d’exclamations enthousiastes résonna dans toute la Chambre:
— Vive l’orateur! Vivat!
Transportés, les députés acceptèrent la proposition et adoptè-rent la résolution suivante:
«Constatant que les passions entravent le progrès de la nation, les représentants du peuple sont amenés à voter ce nouvel article de loi:
«À dater de ce jour, les passions n’ont plus cours; nuisibles au peuple et nocives pour le pays, elles sont définitivement abolies.»
—
À peine cinq minutes après la promulgation de la loi sur l’abolition des passions, qui n’était encore connue que des seuls députés, il se passait déjà toutes sortes de bizarreries aux quatre coins du pays.
Voyez plutôt ce témoignage, dont je vais vous citer — en traduction — quelques pages.
Les voici mot pour mot:
«… Je fumais comme un sapeur. Dès le réveil, il me fallait tout de suite une cigarette. Un jour, au saut du lit, j’ai pris mon pot à tabac pour m’en rouler une comme chaque matin. J’ai commencé à me sentir mal à l’aise (à cet instant, le député était en train de soumettre sa proposition). Subitement, ma main s’est mise à trembler et la cigarette est tombée; j’ai craché dessus avec dégoût… “J’arrête de fumer” ai-je alors pensé. Le tabac me faisait vomir, rien que d’en voir j’en avais la nausée. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer tout à coup? Bizarre… Je suis sorti dans la cour. Et là, je n’ai pas été déçu par le spectacle! Mon voisin, un ivrogne patenté qui ne tenait pas trois minutes sans boire de vin, était là devant la porte à se gratter la tête, point soûl, pour une fois fort convenable.
Le commis, qui venait d’apporter du vin, lui a tendu la bouteille, comme d’habitude.
L’autre l’a violemment jetée par terre; elle a éclaté en mille morceaux. À la vue du vin répandu, le voisin a crié écœuré:
— Pouah! Quelle horreur!
Après un long silence, il a demandé gentiment qu’on lui apporte de l’eau.
Après s’en être servi une bonne rasade, il est parti travailler.
Sa femme en pleurait de joie. Son mari s’était amendé en un clin d’œil!
Mon autre voisin, qui lisait toujours la presse avec avidité, était assis à sa fenêtre; lui aussi semblait vaguement transfiguré et avait l’air bizarre.
Je lui ai demandé:
— Vous avez reçu les journaux?
Q m’a répondu:
— C’est terminé pour moi, ça me dégoûte! Pour ma prochaine lecture, j’hésite entre un manuel d’archéologie et une grammaire grecque!…
Passant mon chemin, je suis sorti dans la rue.
Le bourg tout entier était transfiguré. Un politicien invétéré, qui s’acheminait vers une réunion politique, a fait demi-tour subitement; il s’est mis à courir, comme s’il était poursuivi par quelqu’un.
Quelle mouche l’avait piqué? Pourquoi s’en retournait-il sans crier gare? Comme je lui posais la question, il m’a dit:
— Je venais juste de partir à la réunion quand tout à coup; ça m’a traversé l’esprit: je ferais mieux de rentrer à la maison, de me procurer un ouvrage sur l’agriculture ou l’industrie nationale, de le lire, de me perfectionner. Qu’est-ce que j’irais bien faire à cette réunion?
Sur ce, le politicien a couru chez lui se plonger dans l’étude des travaux des champs.
Toutes ces choses qui arrivaient si subitement… Je n’en revenais pas. Rentré chez moi, je me suis mis à compulser mon manuel de psychologie. Je voulais lire le passage sur les passions.
A la page “Passions”, justement, il ne restait que le titre, tout le reste s’était décoloré! Comme s’il n’y avait jamais rien eu d’écrit sur la page!
— Ça alors! Sapristi! comment est-ce possible?
Dans toute la ville, impossible de trouver où que ce soit le moindre vice, la moindre passion; même le bétail était devenu intelligent!
Le surlendemain, les journaux annonçaient la mesure d’abolition prise par le parlement.
— Ah, ah! c’était donc ça! On est tous là à se demander ce qui nous arrive et en fait, c’est très simple: l’Assemblée nationale a aboli les passions!»
Ce témoignage éclaire parfaitement les événements bizarres qui survenaient dans le pays au moment même où les députés votaient l’abolition.
La nouvelle loi fut bientôt connue de tout un chacun; aussi cessa-t-on de trouver bizarre l’extinction subite des passions. Les maîtres d’école enseignaient à leurs élèves:
«Autrefois, l’âme des hommes était habitée par les passions. C’était l’une des branches les plus compliquées et les plus difficiles de la psychologie. Mais elles furent abolies par une résolution de l’Assemblée, de sorte que cette branche de la psychologie n’existe plus, et l’âme des hommes est désormais exempte de passions. L’abolition fut prononcée le…»
— Ouf! ça fait toujours ça de moins à apprendre! chuchotaient les élèves.
Ils étaient bien contents de la décision prise par l’Assemblée, car pour le cours suivant il leur fallait juste savoir par cœur:
«À la date du…, une résolution de l’Assemblée nationale a aboli toutes les passions, qui n’existent donc plus parmi les hommes!…»
Il leur suffisait de débiter ce passage sans aucune faute pour obtenir la meilleure note.
Voilà donc comment ce peuple échappa subitement à l’empire des passions et s’amenda. Il serait même devenu, paraît-il, un peuple d’anges!
Source: Domanović, Radoje, Au fer rouge, Non lieu, Paris, 2008 (traduit par Ch. Chalhoub).
Servilie (4/12)
Le lendemain, je rendis visite au ministre de la police.
Devant le ministère se tenait une troupe de gardes armés à la mine patibulaire, de fort méchante humeur: cela faisait déjà deux ou trois jours qu’ils n’avaient pas rossé de citoyens, comme l’aurait voulu la coutume de ce pays au régime strictement constitutionnel.
Les couloirs et la salle d’attente étaient bondés de gens qui demandaient à être reçus par le ministre.
Il y avait décidément de tout! Des gens vêtus avec élégance, un haut de forme sur le crâne d’autres couverts de hardes en loques; d’autres encore en uniformes bariolés, le sabre au côté.
Histoire de bavarder un peu avec cette foule hétéroclite, je décidai de ne pas me faire annoncer tout de suite au ministre.
J’engageai d’abord la conversation avec un jeune monsieur distingué qui me confia chercher un emploi dans la police.
— Vous êtes une personne instruite, apparemment; on va certainement vous prendre tout de suite dans l’administration? lui demandai-je.
Ma question le fit sursauter; il se retourna effrayé pour vérifier si quelqu’un d’autre m’avait entendu. Voyant que les gens étaient tous occupés à épiloguer sur leurs propres malheurs, il poussa un soupir de soulagement; de la tête, il me fit signe de parler moins fort et m’entraîna prudemment à l’écart en me tirant par la manche.
— Vous aussi, vous êtes venu chercher un poste? me demanda-t-il.
— Non. Je suis un étranger de passage. J’aimerais m’entretenir avec le ministre.
— Voilà pourquoi vous dites tout haut qu’on va tout de suite me prendre dans l’administration, grâce à mon éducation! murmura-t-il.
— N’est-il pas permis de le dire?
— Si, mais ça me ferait du tort.
— Comment ça, du tort? Pourquoi?
— Parce que dans notre profession, ici chez nous, on ne tolère pas les gens instruits. Je suis docteur en droit, mais je le cache et n’ose le dire à personne: si le ministre l’apprenait, je n’obtiendrais pas de poste. L’un de mes camarades, qui lui aussi a fait des études, a dû présenter un certificat attestant qu’il n’avait jamais rien appris et ne songeait nullement à apprendre quoi que ce soit. On lui a trouvé une place, et une bonne, d’emblée.
Je bavardai encore avec quelques autres personnes, notamment avec un fonctionnaire en uniforme qui se plaignit de n’avoir toujours pas été promu, bien qu’il eût, disait-il, établi la culpabilité pour haute trahison de cinq hommes de l’opposition.
Je le consolai de la si terrible injustice dont il était victime.
Ensuite, je discutai avec un riche négociant qui me parla longuement de son passé. De tout ce qu’il me dit, je n’ai retenu qu’une chose: quelques années plus tôt, alors qu’il tenait le meilleur hôtel d’un bourg de province, la politique avait causé sa ruine – il avait en effet perdu quelques centaines de dinars; mais à peine un mois plus tard, quand son camp était venu au pouvoir, il avait bénéficié de marchés juteux qui lui avaient rapporté gros.
— Là-dessus, fit-il, le gouvernement est tombé.
— Et vous avez de nouveau payé le prix fort?
— Non, je me suis retiré de la politique. Au début, effectivement, je soutenais financièrement le journal de notre parti, mais je n’allais pas voter et je ne cherchais pas spécialement à percer en politique. J’en ai fait bien assez. Les autres ne peuvent pas en dire autant… Et puis je me suis lassé de la politique. À quoi bon passer sa vie à se mettre en quatre? Aujourd’hui, je suis venu prier M. le ministre qu’on m’élise député aux prochaines élections.
— N’est-ce pas plutôt le peuple qui décide?
—Bah, c’est-à-dire… Oui, en principe, c’est le peuple qui décide, c’est ce que dit la Constitution; mais dans la pratique, c’est le bon vouloir de la police qui compte pour être élu.
Après m’être ainsi entretenu à loisir avec le public, je m’approchai de l’huissier et lui dis:
— Je sollicite une audience de M. le ministre.
L’air peu avenant, le préposé me regarda avec suffisance et une pointe de mépris, puis lâcha:
— Attends! Tu ne vois pas combien il y a de gens qui attendent?
— Je suis étranger et ne suis que de passage: je ne puis surseoir! dis-je avec civilité, en m’inclinant devant lui.
Le mot étranger produisit son effet et l’huissier, tout confus, se précipita sur-le-champ dans le bureau du ministre.
Celui-ci m’accueillit aussitôt avec gentillesse et m’invita à m’asseoir. Il va sans dire que j’avais auparavant décliné mon identité.
Sec comme un échalas, le ministre avait un visage dur et revêche, presque rebutant, bien qu’il fît effort pour être aussi aimable que possible.
—Alors, comment vous plaisez-vous chez nous, monsieur? me demanda-t-il en souriant froidement, à contrecœur.
Je couvris son pays et son peuple des éloges les plus flatteurs, puis j’ajoutai:
— Cette grande nation mérite particulièrement d’être félicitée pour sa direction pleine de sagesse et de bon sens. Tout ici est admirable, on n’a que l’embarras du choix!
Ravi de mon compliment, il répondit fièrement:
— Oh, ça pourrait être mieux, mais on fait ce qu’on peut!
— Non, non, monsieur le ministre, sans flagornerie, on ne saurait rêver mieux. Le peuple est très content, très heureux, je le vois bien. En seulement quelques jours, il y a eu tant de célébrations, tant de parades!
— C’est exact, mais de cette bonne disposition des masses il me revient quelque mérite pour avoir réussi à introduire dans la Constitution, en plus de toutes les libertés octroyées au peuple et qui sont totalement garanties, ce qui suit: «Tout citoyen de Servilie doit être d’humeur accorte et gaie; il doit saluer avec joie, en délégations nombreuses et avec force télégrammes, chaque événement d’importance et chaque initiative du gouvernement.»
— Je sais, monsieur le ministre, mais comment ces consignes peuvent-elles être mises en œuvre? demandai-je.
— Très facilement: nul n’est censé ignorer la loi! répondit-il en se donnant un air auguste.
—Fort bien, fis-je, mais s’il devait s’agir d’une chose défavorable au peuple, nuisant à ses intérêts et à ceux du pays? Par exemple, j’ai appris hier de monsieur le président du Conseil qu’on avait fermé la frontière nord à l’exportation des porcs, ce qui, à ce qu’il semble, sera infiniment dommageable au pays.
— C’est exact, mais on ne pouvait pas faire autrement! Il n’empêche que, aujourd’hui ou demain, d’innombrables délégations arriveront de tous les coins de Servilie pour complimenter le président du Conseil de la politique, si éclairée et si subtile, qu’il mène vis-à-vis de nos voisins du nord et amis! dit le ministre avec exaltation.
— Magnifique! On ne peut qu’envier un dispositif si judicieux et je prends moi aussi, en tant qu’étranger, la liberté de vous féliciter sincèrement pour cette loi géniale que l’on doit à vos talents et qui a apporté le bonheur au pays, balayé tous ses soucis et repoussé l’adversité.
— Pour le cas extrême où nos concitoyens oublieraient tant soit peu les obligations que la loi leur impose, j’ai déjà pris des dispositions: à toutes fins utiles, j’ai fait parvenir il y a trois jours à toutes les autorités de police du pays une circulaire confidentielle, par laquelle je leur recommande vivement que, pour l’occasion, les masses viennent aussi nombreuses que possible féliciter le président du Conseil.
— Et si d’ici quelques jours la frontière est réouverte à l’exportation des porcs, que pensez-vous faire? m’intéressai-je poliment.
— Rien de plus simple: j’envoie une deuxième circulaire confidentielle, dans laquelle j’ordonne pareillement à la police de faire en sorte que les masses viennent de nouveau, aussi nombreuses que possible, présenter leurs félicitations. C’est toujours un peu difficile au début, mais les gens s’habitueront petit à petit et finiront par venir d’eux-mêmes.
— Absolument, vous avez raison! répliquai-je à la surprenante réponse du ministre.
— On peut tout faire, monsieur, il suffit de vouloir et d’agir de concert. Nous autres au gouvernement, nous nous entraidons pour que les ordres de chacun des membres du cabinet soient exécutés avec la plus grande rigueur. Voyez-vous, aujourd’hui le ministre de l’instruction publique m’a transmis l’une de ses circulaires, afin que moi aussi je lui prête main forte et que j’ordonne à tous les organes de police, du ressort de mon administration, de se conformer strictement à cette circulaire émise par mon collègue de l’instruction publique.
— Le cas doit être d’importance, je suppose.
— D’extrême importance. Et il doit être traité toutes affaires cessantes. J’ai engagé les démarches nécessaires. Tenez, voyez vous-même.
Il me tendit une feuille de papier que j’entrepris de lire:
«Il s’avère que notre langue est, chaque jour davantage, dénaturée par nos concitoyens, certains allant même jusqu’à oublier la disposition légale selon laquelle “nul ne peut pervertir la langue nationale, ni intervertir l’ordre des mots dans la phrase ou faire usage de certaines formes à l’encontre des règles prescrites et établies, lesquelles sont édictées par une commission spéciale de grammairiens”; le mot rétiveté par exemple, ces concitoyens n’hésitent pas à le prononcer, insolemment et sans vergogne aucune, rétivité. Afin d’éviter que ne se reproduisent de tels phénomènes indésirables, dont les conséquences néfastes pour notre chère patrie peuvent être incalculables, j’ordonne par la présente que le mot rétiveté, qui a été à ce point défiguré, soit placé sous la protection de la force publique et que soit sévèrement punie, conformément à la loi, toute personne qui, de son propre chef, changerait un mot ou un autre, ou encore sa forme grammaticale, sans tenir compte des dispositions légales tout à fait explicites.»
— On peut donc être condamné pour ça? demandai-je complètement stupéfait.
— Naturellement, c’est un délit gravissime. Dans un cas comme celui-là, si la faute est attestée par des témoins, le coupable est passible de dix à quinze jours de prison!
Le ministre se tut un instant, puis il poursuivit:
— Vous devriez y réfléchir, monsieur! Cette loi, qui nous autorise à infliger une peine à tout individu qui ferait un usage non réglementaire des mots ou commettrait des fautes de grammaire, est d’une valeur inestimable, y compris sur le plan financier et politique. Réfléchissez-y, et vous en viendrez au point de vue qui s’impose!
J’eus beau m’absorber dans mes pensées, aucune idée sensée ne me vint à l’esprit. Plus je cogitais, moins je comprenais la signification des propos ministériels et, à vrai dire, moins je savais quel était l’objet de mes cogitations. Tandis que je me creusais vainement les méninges à propos de la curieuse loi en vigueur dans cet encore plus curieux pays, le ministre me regardait avec un sourire satisfait: les étrangers étaient loin d’avoir la rationalité et l’ingéniosité des habitants de Servilie, lesquels avaient su inventer ce qui, n’importe où ailleurs, passerait pour une authentique merveille d’intelligence.
— Alors, vous ne voyez pas? demanda-t-il, souriant, en m’examinant du coin de l’œil.
— Désolé, je ne vois vraiment pas.
— Eh bien, figurez-vous, cette loi fait preuve de la plus grande nouveauté et présente des avantages substantiels pour le pays. En tout premier lieu, les coupables règlent leur amende en espèces, ce qui rapporte à l’État des revenus fort appréciables, qu’il utilise pour combler le déficit des comptes de ses sectateurs, ou pour alimenter les fonds secrets grâce auxquels on récompense les partisans de la politique gouvernementale. Deuxièmement, sous son air innocent, cette loi, en plus des autres moyens à disposition, peut utilement aider le cabinet à trouver sa majorité au parlement, lors des élections législatives.
— Vous dites pourtant, monsieur le ministre, que votre Constitution accorde au peuple toutes les libertés.
— C’est exact. Le peuple a droit à toutes les libertés, ce qui ne veut pas dire qu’il les utilise! C’est-à-dire, en vérité, vous savez, nos nouvelles lois libérales, nous devrions les appliquer; mais disons que, par habitude, nous préférons néanmoins appliquer les anciennes.
Je me risquai à demander:
— À quoi bon, dans ce cas, en avoir promulgué de nouvelles?
— Chez nous, c’est la coutume de changer les lois le plus souvent possible et d’en avoir le plus grand nombre possible. Nous devançons en cela le monde entier. Rien qu’au cours des dix dernières années, quinze constitutions ont été promulguées; chacune a été successivement en vigueur, puis abolie, puis adoptée de nouveau, de sorte que personne ne peut s’y retrouver, nos concitoyens pas plus que nous-mêmes, personne ne peut savoir quels sont les textes applicables et ceux qui ne le sont plus…
Le ministre termina par ces mots :
— Et je prétends, monsieur, qu’en cela réside le génie et la culture d’un peuple!
— Vous avez raison, monsieur le ministre; il ne reste plus aux étrangers qu’à vous envier une si ingénieuse ordonnance.
Je lui fis bientôt mes salutations et sortis dans la rue.
Servilie (1/12)
J’ai lu dans un vieux bouquin une bien curieuse histoire. Dieu seul sait d’où je tiens ce livre datant d’une drôle d’époque: il y avait alors quantité de lois libérales, mais pas la moindre liberté; on dissertait sur l’économie, on lui consacrait des livres, mais on laissait les terres en jachère; le pays tout entier moralisait à qui mieux mieux, mais n’avait aucune morale; chaque foyer gardait au grenier ses provisions de logique, mais n’avait pas une miette de bon sens; on parlait à tout bout de champ d’épargne et de prospérité, mais on gaspillait à tous vents; et le dernier usurier, le dernier vaurien pouvait s’acheter pour quelques sous le titre d’«ardent défenseur de la nation et de la patrie».
L’auteur de cette curieuse histoire, de ces notes de voyage – de quel genre littéraire il peut bien s’agir, strictement parlant, je l’ignore, et je ne me suis pas risqué à le demander aux experts: il ne fait aucun doute qu’ils auraient, selon notre bonne vieille habitude serbe, transmis le dossier pour avis à la chambre des requêtes de la Cour de cassation. Soit dit en passant, ce n’est pas une mauvaise habitude. Il y a des gens qui sont obligés de penser, c’est leur métier, ils n’ont rien d’autre à faire; grâce à quoi, le commun de mortels n’a plus à s’en soucier. L’auteur, donc, de cette curieuse histoire, ou de ces notes de voyage, commençait par ces mots:
«J’ai passé cinquante années de ma vie à voyager de par le monde. J’ai vu un nombre incalculable de villes, de villages, de pays, d’hommes et de peuples, mais rien ne m’a plus étonné qu’une petite tribu vivant dans une merveilleuse et paisible contrée. Je vais vous parler de cette heureuse tribu, bien que je sache par avance que personne ne voudra me croire, ni maintenant ni jamais, même après ma mort, si ces lignes devaient tomber entre les mains de quelqu’un…»
Quel vieux roublard! En commençant précisément de la sorte, il m’a forcé à lire son histoire jusqu’au bout et maintenant, naturellement, j’ai envie de la raconter à mon tour. Mais n’allez pas considérer qu’en disant cela je cherche à vous convaincre! Je préfère le déclarer tout de suite, dès le début, très franchement: cette histoire ne vaut pas la peine d’être lue, et puis cette vieille barbe (enfin, cette espèce d’écrivain) ment sur toute la ligne. Pourtant, comble de bizarrerie, je crois à ses mensonges comme à la plus haute vérité.
Voici donc comment il poursuivait son récit.
—
Il y a bien longtemps, mon père fut gravement blessé au combat. On le fit prisonnier et on l’emmena hors de sa patrie en terre étrangère, où il épousa une jeune compatriote d’une famille d’esclaves de guerre. Je naquis de cette union mais mon père mourut alors que j’avais à peine neuf ans. Il évoquait souvent devant moi sa terre natale, les héros et les sublimes figures dont elle fourmillait; leur patriotisme ardent et leurs guerres sanglantes pour la liberté; leurs vertus et leur probité; leur sens du sacrifice pour le salut du pays où tout, sans oublier sa propre vie, s’offrait sur l’autel de la patrie. Il me parlait du noble et glorieux passé de notre peuple. À sa mort, il me transmit ses dernières volontés: «Fils, la mort ne m’aura pas permis de rendre l’âme dans ma chère patrie, le sort n’aura pas voulu que ma dépouille repose dans cette terre sacrée que j’ai arrosée de mon sang pour qu’elle puisse être libre. Mon malheureux destin n’aura pas laissé la flamme de la liberté m’apporter sa chaleur sur ma terre natale tant aimée, avant que mes yeux ne se ferment. Mais mon âme est en paix, car cette flamme t’apportera sa lumière, à toi, mon fils, et à vous tous, nos enfants. Pars, fils, embrasse cette terre sacrée quand tu y poseras le pied; va et aime-la, et sache que de grandes œuvres attendent notre valeureuse nation; va et, en hommage à ton père, fais bon usage de la liberté, et n’oublie pas que mon sang, le sang de ton père, a arrosé cette terre, comme l’a fait pendant des siècles le noble sang de tes vaillants et glorieux ancêtres… »
A ces mots, il m’embrassa. Je sentis ses larmes goutter sur mon front.
— Pars, fils, que Dieu te…
Sur cette phrase inachevée, mon cher père rendit son dernier soupir.
Un mois ne s’était pas écoulé depuis sa mort que, une besace à l’épaule et un bâton à la main, je partis dans le vaste monde à la recherche de ma glorieuse patrie.
Cinquante années durant, je voyageai en terre étrangère, parcourant le globe, mais rien, nulle part, ne ressemblait au valeureux pays dont m’avait tant de fois parlé mon père.
Au cours de mon périple, pourtant, je découvris par hasard une contrée captivante, dont je vais maintenant vous parler.
C’était un jour d’été. Le soleil brûlait à vous en faire bouillir le cerveau, la canicule écrasante me faisait tourner la tête; tenaillé par la soif, les oreilles bourdonnantes, les yeux battus, c’est à peine si je voyais encore clair. La poussière du chemin couvrait mon habit, déjà en loques, et se collait à la sueur qui me dégoulinait sur tout le corps. Je marchais, fatigué, quand soudain j’aperçus devant moi, à une demi-heure de marche, la tache blanche d’une ville arrosée par deux cours d’eau. Me sentant une force nouvelle, j’oubliai mon état d’épuisement et accélérai l’allure. J’atteignis le rivage. Deux larges rivières s’écoulaient tranquillement et baignaient de leurs eaux les murailles de la cité.
Je me souvins que mon père m’avait raconté quelque chose à propos d’une ville célèbre, où les nôtres avaient abondamment versé leur sang, et ce qu’il m’en avait dit me revint comme dans un rêve: elle avait une position tout à fait similaire, au confluent de deux amples rivières.
Sous le coup de l’émotion, mon cœur bondit; j’ôtai mon couvre-chef; une brise tout droit venue des monts rafraîchit mon front en sueur. Levant les yeux au ciel, je tombai à genoux et m’exclamai à travers mes larmes:
— Dieu tout-puissant! éclaire-moi, écoute la prière de l’orphelin qui erre dans le vaste monde à la recherche de sa patrie, à la recherche de la terre où a vécu son père…
Un vent léger soufflait toujours des montagnes bleutées qu’on apercevait au loin, mais le ciel se taisait.
— Dis-moi, toi cher vent qui souffle de ces montagnes bleutées, sont-elles celles de ma patrie? Dites-moi, vous chères rivières, est-ce le sang de mes ancêtres que vous lavez des orgueilleux remparts de cette fière cité?
Tout était muet, tout se taisait, mais c’était comme si un tendre pressentiment, une voix secrète me disait:
— C’est le pays que tu as tant cherché!
Tout à coup, un murmure me fit dresser l’oreille. Sur la rive, à peu de distance, j’aperçus un pêcheur. Il avait amarré sa barque et radoubait ses filets. Dans ma douce exaltation, je ne l’avais pas remarqué. Je m’approchai et lui souhaitai le bonjour.
Il me regarda sans un mot mais détourna aussitôt les yeux pour se remettre à l’ouvrage.
— Quel est donc le pays qu’on voit là-bas, de l’autre côté du fleuve? demandai-je, tout tremblant d’impatience en attendant sa réponse.
Il eut un geste comme pour dire «Qu’est-ce que j’en sais moi!», mais finit par lâcher du bout des lèvres:
— Oui, il y a bien un pays là-bas!
— Et il s’appelle comment?
— Ça, je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a un pays, mais je n’ai pas demandé son nom.
— Et tu viens d’où, toi? insistai-je.
— Bah, chez moi, c’est là-bas, à une demi-heure d’ici. C’est là que je suis né.
«C’est bizarre, ce ne doit pas être le pays de mes ancêtres, ce ne doit pas être ma patrie» me dis-je en mon for intérieur, avant de lui demander tout haut:
— Alors, tu ne sais vraiment rien sur ce pays? Qu’est-ce qu’on en dit? Rien de particulier?
Le pêcheur réfléchit puis lâcha ses filets. On avait l’impression que quelque chose lui revenait en mémoire. Après un long silence, il dit:
— Il paraît qu’il y a pas mal de porcs, dans ce pays.
— Il n’est connu que pour ça? demandai-je étonné.
— Pour ses âneries aussi, mais ça ne m’intéresse pas tellement! fit-il, impassible, avant de se remettre à remmailler ses filets.
Ne trouvant pas sa réponse très limpide, je l’interrogeai de nouveau:
— Quel genre d’âneries?
— Tous les genres possibles, répondit-il blasé, en étouffant un bâillement.
— Alors comme ça, des porcs et des âneries! Tu n’as entendu parler de rien d’autre?
— À part les cochons, on dit qu’ils ont beaucoup de ministres, qui à la retraite, qui en disponibilité, mais ils ne les exportent pas à l’étranger. Ils n’exportent que leurs cochons.
Imaginant que le pêcheur se fichait de moi, je m’énervai:
— Arrête tes boniments! Tu me prends pour un imbécile?
— Si tu me paies, je t’emmène sur l’autre rive, comme ça tu pourras voir par toi-même. Ce que je te raconte, je l’ai entendu dire. Je n’ai pas été là-bas, moi, je ne sais pas tout ça de source sûre.
«Impossible que ce soit le pays de mes illustres ancêtres, si célèbre pour ses héros, ses exploits et son brillant passé» me dis-je. Cependant, le pêcheur avait éveillé ma curiosité par ses réponses étranges à mes questions, et je résolus donc d’aller voir aussi ce pays-là – n’en avais-je pas déjà vu tant d’autres au cours de mon périple! Je fis affaire avec lui et pris place dans sa barque.
Il rama jusqu’au rivage, empocha la somme dont nous étions convenus et, après que j’eus mis pied à terre, t’en retourna dans son esquif.