Mer morte (5/5)

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Le léger incident qu’avaient eu à subir ces braves gens ne resta pas isolé. Quelque temps plus tard, un jeune homme publia ses travaux scientifiques.

— De la science! Et puis quoi encore? On aura tout vu!

Naturellement, cette fois encore, personne ne voulut lire les écrits du jeune savant mais tout le monde s’acharna à démontrer avec la plus totale et la plus sincère conviction que Bekić (tel était, traduit en serbe, le nom du savant) n’était qu’un ignorant.

Il suffisait de lancer «Bekić et ses travaux scientifiques!» pour que toute la compagnie éclatât de rire. Les gens disaient: «Pas de ça chez nous! De la science, ça? Et écrite par un Bekić?» De l’avis unanime, cette science et tout ce qui va avec ne pouvait exister que chez les étrangers.

Inutile de dire que le jeune savant n’eut aucun succès. Plus encore, tout un chacun considéra instinctivement de son devoir de se récrier contre l’ouvrage et son auteur.

Voyant là une maladie contagieuse, la société tout entière se dressa pour combattre le péril avec la dernière énergie.

J’allai m’enquérir auprès d’un citoyen de ce que le savant lui avait fait.

— Rien, dit-il.

— Alors pourquoi cries-tu si fort contre lui?

— Comme ça; je ne peux pas supporter que le dernier des nuls se donne des airs.

— Des airs de quoi? C’est un scientifique qui ne fait de mal à personne.

— D’abord, je ne sais pas qui c’est. Et comment ça, de la science, je te prie? Non, non, pas de ça chez nous.

— Pourquoi?

— Comme ça. Je connais tout le monde, moi. Il se prend pour qui, celui-là ?

— Tu as lu ses travaux?

— Dieu m’en garde, je ne suis pas tombé sur la tête. Ha ha, science et Bekić! répliqua-t-il plein d’ironie avant d’éclater de rire.

Signe de croix, haussement d’épaules, geste des mains, tout chez lui sembla dire: «On ne souhaite à personne pareille infamie!» Pour finir il ajouta:

— Des gens plus intelligents que lui, ce n’est pas ça qui manque, ils ne jouent pas les savants pour autant! Il faut justement que ce soit lui qui vienne faire le malin! Tu parles d’une chance!

Et tout se répéta comme avec le poète. Plus encore: la rumeur se propagea que le jeune savant avait volé des poires au marchand de quatre-saisons à des fins de recherche scientifique.

On s’amusa ainsi pendant quelques jours, en riant à gorge déployée. Puis un nouveau scandale éclata.

— Tu es au courant?

— On a un savant!

— Ça, c’est de l’histoire ancienne. La nouveauté, c’est que notre savant a trouvé son critique!

— Il ne manquait plus que ça! Et c’est qui, cet imbécile?

— Pardi, un critique avisé, autant que Bekić dans sa branche!

— C’est qui?

— Madame Bekić!

— Sa femme?

— Rien de moins. Elle l’a magistralement critiqué. Il a la tête couverte de pansements. Ça va peut-être le ramener à la raison. On ne pouvait pas rêver meilleure critique.

Son comparse se préparait déjà avec impatience à faire connaître la nouvelle. Plein de curiosité, il demanda:

— Qu’est-ce qui s’est passé?

— Rien, elle lui a juste cassé sur la tête quelques tubes de Toricelli.

Là, naturellement, les deux compères s’esclaffèrent. Ils se séparèrent sans attendre pour aller répandre la bonne nouvelle.

L’affaire devint la nourriture spirituelle de la brave société.

Un quidam demanda pour rire à l’un de ses amis:

— Il paraît que tu t’adonnes à la science?

— C’est comme il voudra, intervint la femme de l’intéressé, mais qu’il prenne seulement bien garde que je ne m’adonne, moi aussi, à la critique.

Là encore, la compagnie éclata de rire.

Il n’était pas rare qu’on s’amusât toute la soirée à se répéter les bonnes blagues qui circulaient sur le jeune savant.

Naturellement, à lui aussi on fit les pires ennuis. Où qu’il se présentât, on se faisait une obligation de le recevoir plus aigrement que jamais. Ah ah, cet hurluberlu qui s’entêtait à ne rien faire comme tout le monde! Aucun risque en effet que, parmi ces braves gens pleins de bon sens, quiconque allât jamais commettre pareille sottise, car chez eux, quoi qu’on tentât d’entreprendre, l’étemelle règle d’or s’appliquait: «Laisse tomber, je t’en prie! Pas de ça chez nous!…»

Notre savant batailla tant qu’il finit par se lasser. La société avait vaincu l’impertinent et défendu sa propre réputation. Le savant disparut du paysage. Personne n’entendit plus parler de lui.

— Il me fait pitié, le pauvre diable!

— Ce n’était pas un mauvais bougre!

— Bah, il l’a bien cherché!

Quelque temps plus tard, un jeune peintre se manifesta. Il exposa ses toiles et attendit la sentence de l’opinion. Les tableaux n’étaient pas mauvais. Je fus le seul à aller les voir, moi l’étranger, car chez eux personne ne voulut se déplacer. Après le poète et le savant, la même histoire se répéta. À nouveau, bien que personne n’eût vu les toiles, on affirmait obstinément:

— Un peintre! Quelles inepties! Ne me parle pas de ces foutaises, je t’en prie!… Pas de ça chez nous!

L’opinion l’accabla d’injures; on se mit en ordre de bataille contre le nouveau fléau. La fièvre dura jusqu’à ce que le jeune peintre disparût du paysage. Épuisée par l’âpre lutte qu’elle avait dû mener pour échapper à cette calamité, la société se replongea dans sa somnolence.

À peine dormait-elle enfin à poings fermés qu’un jeune compositeur la réveilla en jouant ses nouvelles œuvres. Outragée, roulant des yeux, la société glapit:

— Ah ça, c’est vraiment trop fort! Quel culot!

— C’est quoi encore, ce fléau? D’où ça sort?

Mais cette fois, tout alla beaucoup plus vite. Les autorités (qui se réveillaient elles aussi d’un bon petit somme) firent une trouvaille: ces compositions encourageaient le peuple à la sédition. Naturellement, le jeune musicien qui avait osé jouer ses œuvres fut jeté au cachot comme révolutionnaire. L’opinion publique ne cacha pas sa satisfaction:

— Bien fait pour lui! Comme si on avait besoin de son charivari de tous les diables!

Après quoi elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire, se retourna de l’autre côté et sombra comme une masse dans un profond sommeil.

Les gens sensés disaient: «De la musique? Quelle foutaise! Pas de ça chez nous!»

Il y eut encore deux ou trois événements de cette nature et ce fut tout.

Tel était le sort que réservait cette société à tous ceux qui se lançaient dans la moindre entreprise. Politique, économie, industrie, dans quelque secteur que ce fut, tous étaient condamnés à la déconfiture.

Cela me rappelle un Serbe de ma connaissance – chez nous, il y en a quantité du même genre.

C’était un nanti qui vivait de ses rentes; mangeant et buvant son content, il ne pouvait souffrir les gens qui travaillaient; lui-même ne faisait strictement rien.

D’un pas lourd, il promenait dans les rues son gros ventre et sa mine grincheuse. Il s’emportait contre tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un quelconque labeur, à une quelconque activité.

Qu’il passât devant une épicerie, il s’arrêtait pour lâcher avec hargne, en secouant la tête avec mépris:

— Épicier!… Foutaise! Lui, épicier! Il se prend pour qui? Ça aligne trois ou quatre pauvres bocaux et ça se prétend marchand! C’est à vomir!

Qu’il passât devant une quincaillerie, il s’arrêtait pour commenter d’un ton plein de fiel, avec le même regard dédaigneux:

— Lui, quincailler! Ça accroche au mur trois ou quatre pauvres articles de ferblanterie et ça se prétend marchand… On aura tout vu!… J’en ai plein le dos de tous ces crétins!

Et ainsi de suite dans toute la place: devant chaque échoppe, quelle qu’elle fût, à qui qu’elle appartînt, il s’arrêtait pour grommeler, teigneux:

— Et puis quoi encore, celui-là aussi il travaille, non mais il se prend pour qui!…

Qu’on lui parlât de n’importe quoi, de n’importe quel individu tant soit peu actif et entreprenant, aussitôt il le couvrait d’injures et le traînait dans la boue.

— Tu connais Mika?

— Tu parles si je le connais! lâchait-il avec aigreur, déjà contrarié.

— Il monte une fabrique!

— Cet abruti! Lui, une fabrique!… J’imagine d’ici la fabrique! On ne me la fait pas!

— Marko a lancé un journal.

— Marko? Un journal?… Ce crétin! Il se prend pour qui?… Marko, un journal! Tu m’en diras tant! Ah, tous ces timbrés, ce qu’ils peuvent me taper sur les nerfs.

Personne ne valait rien à ses yeux. Si quelqu’un avait ne serait-ce que l’idée d’entreprendre quelque chose, il décrétait aussitôt que c’était le dernier des imbéciles.

C’est bien dommage qu’il n’y ait pas chez nous davantage de gens de cette trempe; mais nous faisons des progrès et nous avons toutes les chances de pouvoir rejoindre avant longtemps ce petit pays idéal dans lequel j’ai passé quelque temps.

À la surface immobile des eaux stagnantes, nauséabondes, tapissées d’herbes glauques, on avait bien vu s’élever quelques vaguelettes, essayant de se dépêtrer pour prendre de la hauteur. Mais elles étaient vite retombées, la chape des herbes glauques s’était reformée et rien n’avait plus fait frémir la surface immobile. Pas la moindre vague ne s’était plus soulevée.

Ah! la puanteur de ces eaux croupissantes et inertes! Etouffante, suffocante. Du vent! du vent pour ébranler ce marécage infect où rien ne bouge!

Nulle part le moindre souffle d’air…

 

Source: Domanović, Radoje, Au fer rouge, Non lieu, Paris, 2008 (traduit par Ch. Chalhoub).

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