Mer morte (4/5)
Le lendemain, le préfet envoya au gouvernement un rapport chiffré sur le meeting politique de la veille:
«Un courant politique puissant, opposé au gouvernement actuel, s’est fait jour dans mon district. Ce mouvement gagnant du terrain d’heure en heure, je nourris de sérieuses craintes quant au maintien de la dynastie actuelle. J’ai pris toutes les mesures possibles et utilisé tous les moyens à ma disposition pour enrayer cette calamité; mais comme ce mouvement d’opposition, ou pour mieux dire ce mouvement révolutionnaire, s’est répandu comme une traînée de poudre, toutes mes tentatives sont restées vaines et les révolutionnaires, par la force, se sont massivement rassemblés hier après-midi. J’ai pu constater, à écouter leurs discours agressifs et arrogants, qu’ils ont des principes anarchistes; en secret, ils fomentent certainement une sédition et un coup d’État dans le pays. Finalement, après des efforts acharnés, j’ai quand même réussi à disperser le rassemblement; nous courrions de grands risques: ils sont allés jusqu’à menacer de renverser la monarchie et de mettre en place un système de gouvernement républicain.
«Je me permets de transmettre en pièce jointe, à l’attention de M. le ministre, la liste des personnes les plus dangereuses (l’excentrique amateur de café au lait, de “Zuckerwasser” disait-il je crois, y était désigné comme meneur; figuraient également dans la liste les trois qui avaient voté pour le café). J’attends vos instructions quant aux suites à donner dans ces circonstances si graves et si déterminantes pour l’avenir de notre pays.»
Comme il avait rendu d’aussi considérables services à la patrie et à la direction du pays, le préfet de district fut immédiatement décoré et promu. Tous les opposants vinrent le féliciter et l’affaire en resta là.
Quand le meeting s’était terminé, j’avais demandé à l’un des participants:
— Chez vous, il n’y a personne qui fasse sérieusement de la politique?
— Il y en a eu.
— Et alors?
— Alors, rien… Des âneries!
— Comment ça, des âneries?
— Ah! ne m’en parle pas! Qui veux-tu qui s’occupe de politique!… J’en connais un qui a déjà essayé!
— Et qu’est-ce qu’il a fait?
— Un vrai cinglé! Qu’est-ce que tu voulais qu’il fasse!… On le connaît tous, on sait qui c’est, d’où il est, de qui il est le fils, ce qu’il mange à la maison. Son père avait bien un petit métier, mais c’était le dernier des derniers; lui, le fils, il est allé à l’école, il a vagabondé à droite à gauche dans le vaste monde, et quand il est revenu, il a commencé à me dire «il faut ci, il faut là», il parlait, je ne sais pas moi, de mettre de l’ordre, il parlait de lois, de constitution, de droits civiques, de liberté de réunion, d’élections… Ah! ne m’en parle pas, il radotait complètement celui-là!
— Et qu’est-ce que tu lui as dit?
— Rien! Qu’est-ce que tu voulais que je lui dise? J’ai ri, c’est tout. Je sais qui c’est, il n’a même pas de quoi manger, je connais son père, je connais toute sa famille. Ce n’est pas lui qui va venir m’expliquer ce que c’est qu’une constitution ce que c’est que la liberté!
— Mais peut-être qu’il savait ce que c’est? avais-je risqué.
— Tu plaisantes ou quoi? Je le connais assez pour savoir ce qu’il vaut.
— Et qu’est-ce qu’il a fait?
— Qu’est-ce que tu voulais qu’il fasse! Il lisait des bouquins, courait d’un endroit à l’autre, faisait un peu d’agitation, avec quelques autres gars qu’il avait enrôlés, ils organisaient des meetings. Il s’est fait arrêter, condamner, bannir. Une fois je lui ai dit: «Pourquoi toujours t’exciter comme un sale garnement au lieu de t’occuper de tes oignons? Tu es vraiment cinglé!»
— Et les autres, qu’est-ce qu’ils lui ont dit?
— Ils ont éclaté de rire. Quand il est sorti de prison et qu’on l’a vu passer dans la rue, quelqu’un lui a demandé: «Alors, tu l’as trouvée, ta constitution?» Tout le monde a bien rigolé. Parbleu! ce qu’on a pu se ficher de lui! Parfois c’était à se tordre de rire. Aujourd’hui encore on le surnomme Toma la Constitution[1]!
Mon interlocuteur en pleurait de rire.
— Et qu’est-ce qu’il est devenu?
— Un moins que rien. On n’a même pas voulu de lui comme fonctionnaire… Quel imbécile! Ses copains de classe, il faut voir les bonnes places qu’ils ont tous! Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Cela dit, il faut lui reconnaître une chose: c’était le plus capable et le plus intelligent de toute la bande. Mais c’était un exalté. Rien n’est pire que de se mettre martel en tête. Il se piquait de remettre les choses dans le droit chemin! Ne pouvait pas faire comme tout le monde! Jamais content! Non mais, il se prenait pour qui, celui-là! Pauvre type!
— Et qu’est-ce qu’il fait maintenant?
— Dame! il a fini par revenir à la raison, mais trop tard! On l’a bien guéri de ses idées fixes, mais c’était un dur à cuire, l’administration n’aurait rien pu en tirer. Alors on a commencé à se payer sa tête, c’est là que des esprits malins l’ont surnommé «Constitution». De fil en aiguille, il est devenu la risée générale, les gens se fichaient de lui à la première occasion. À force de batailler, il a fini par s’épuiser… Il me fait pitié! Ce n’était pas un mauvais bougre!… Maintenant c’est un homme raisonnable, un type sérieux, il ne s’emballe plus comme avant. Il s’est complètement retiré et ne fréquente pratiquement personne. Il vit dans la misère, mais beaucoup de gens lui viennent en aide. Il nous fait pitié, mais à lui la faute…
— Et comment sont les gens avec lui aujourd’hui?
— Ils sont gentils!… Désormais personne ne se moque plus de lui, les gens l’aiment bien. Le pauvre diable! On a pitié de lui!
L’idée de vivre un certain temps dans ce minuscule pays me séduisit. J’y fis de nombreuses connaissances. Des gens épatants. Paisibles, discrets, filant doux, de vraies colombes. Ils mangeaient, buvaient, somnolaient, expédiaient parfois quelque menu travail. En un mot: des gens heureux. Ils vivaient dans une profonde quiétude, que rien ne venait perturber; une parfaite harmonie, que personne ne venait gâcher; une mare d’eau stagnante, dont nul souffle d’air ne venait déranger la surface immobile, tapissée d’herbes glauques — si l’on m’autorise cette comparaison pour décrire la société de ce minuscule pays décidément gâté par le destin.
De Serbie, j’avais apporté avec moi bien peu de chose: quelques pensées et quelques idéaux éculés hérités de mes ancêtres. Mais dans ce bienheureux petit pays, même ce peu se perdit; comme hypnotisé, je me laissai gagner par une épaisse torpeur qui commença de me plaire. C’est alors que je compris: nous aussi, les Serbes, nous avions de très sérieux atouts pour devenir un jour une nation pareillement béate, et ce n’était pas notre façon de vivre qui allait nous mettre des bâtons dans les roues.
Ainsi s’écoulaient les jours, tranquillement, sans bruit, paresseusement, jusqu’au moment où l’harmonie sociale vit sa belle ordonnance vaciller.
Un jeune homme fit publier un recueil de poésies.
Les poèmes, fort jolis, regorgeaient de sentiments élevés et d’authentiques idéaux.
L’ouvrage fut accueilli par les protestations de la société tout entière. Personne ne l’avait lu ni n’avait l’intention de le faire. Mais qu’il tombât entre les mains d’un quidam, celui-ci prenait aussitôt un air pincé, feuilletait le recueil, en palpait les pages à deux ou trois endroits, comme pour vérifier la qualité du papier, et finalement repoussait le livre loin de lui comme s’il s’agissait de la chose la plus ignoble au monde et, détournant la tête avec dédain, lâchait d’un ton hargneux: «Des poèmes?… Manquait plus que ça!…»
Une fois, pourtant, un deuxième quidam s’en mêla:
— Qui sait?… Peut-être ce recueil contient-il de jolies choses?
Le premier se signa et remua sur son siège. Puis, hochant la itéte et considérant son vis-à-vis avec commisération, il lui dit:
— Tu es encore plus maboul que l’auteur de ces balivernes!
Attrapant le livre du bout des doigts, grimaçant comme s’il lavait touché des immondices, il le lança encore plus loin, près quoi il ajouta:
— Tu l’as lu, ce bouquin, pour parler comme tu le fais?
— Non.
— Alors!
— Je n’affirme pas que c’est un bon livre, simplement je n’exclus pas qu’il le soit!… Et toi, tu l’as lu?
— Moi?… fit le premier d’un ton agressif, outragé par la question.
— Oui, toi!
— Moi?… répéta l’autre, encore plus agressif.
— Oui, toi, évidemment; c’est à toi que je parle!
Le premier fit le signe de croix, haussa les épaules, écarta les bras comme pour dire: «Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre!» mais ne dit mot. L’air ahuri, il fixait son comparse.
— Pourquoi faire le signe de croix? Je t’ai posé une question: tu as lu ce livre de poèmes, oui ou non? Je ne vois pas ce qu’il y a là de bizarre!
Le premier se signa de nouveau avant de répondre:
— Maintenant c’est moi qui te pose la question: tu es maboul, oui ou non?
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre! Je ne te compris pas.
— Moi non plus.
— Il n’y a rien à comprendre et il n’y a pas de quoi faire l’étonné… Je te demande si tu as lu ce livre.
— Et moi je te demande si tu as deux sous de jugeote.
Après cette repartie, notre premier comparse jeta violemment le livre sur la table en s’exclamant:
— Et il faudrait que je lise ces fadaises? Je n’ai pas encore perdu l’esprit! Et tant que j’ai toute ma tête, je ne lis pas ces choses-là…
Puis il ajouta un peu moins fort:
— Tu le connais, celui qui a écrit ces poèmes?
— Non.
— J’en étais sûr!… Sinon tu ne parlerais pas comme ça!
L’air encore plus pincé qu’il prit et le geste qu’il eut de la main en disaient long sur tout le mal qu’il pensait du poète.
— Et toi, tu le connais? demanda l’autre.
— Hélas oui! lâcha-t-il avec hauteur.
À l’expression de son visage, on voyait qu’il aurait préféré ne pas avoir cet honneur. Et pourtant, jusqu’à la veille encore, avant la publication de ses poèmes, il avait été bon ami avec l’auteur, dont il n’avait jamais dit de mal en société.
D’autres quidams, qui bien sûr n’avaient aucunement l’intention de lire le livre, échangeaient leurs impressions en ces termes:
— Quel scandale!… Des poèmes? Lu ?… Il se prend pour qui!
— Comment n’a-t-il pas honte!
— Le bon dieu lui a déjà enlevé la raison mais il en rajoute et se fait du tort tout seul… Non mais, tu parles de poèmes!… Pas plus tard que demain, j’en écrirais de bien meilleurs, mais je ne commettrai pas pareille ignominie, car j’ai le sens de l’honneur, moi, ce qui n’est pas son cas.
La société changea de comportement à l’égard du jeune poète.
Quand il passait dans la rue, les gens se poussaient du coude et se faisaient des clins d’œil.
En réponse à son «Bonjour!», les uns lâchaient sur un ton persifleur un «Bonjour poète!» agrémenté de regards en coin, les autres un «Salut, salut!» plein de sarcasmes. D’autres encore, l’air contrarié, concédaient un «Bonjour!» revêche et dédaigneux.
Mais, malheureusement, cela n’en resta pas à ces bavardages, auxquels du reste absolument tout le monde se livrait.
L’opinion publique fit front contre le jeune poète. Et ce qu’on mettait auparavant au compte de ses qualités, désormais on l’en blâmait; des défauts minimes, qu’auparavant on lui pardonnait, comme à tout un chacun, désormais n’étaient qu’épouvantables vices. On découvrit subitement que c’était une canaille, un ivrogne, un joueur, un homme sans caractère, un mouchard et, en plus de tout cela, un toqué.
— Je ne savais pas qu’il était aussi maboul! disaient les gens.
— Pour être honnête, je lui ai toujours trouvé quelque chose de louche.
— Moi aussi, mais ce n’était pas à ce point-là.
— Eh bien maintenant, c’est pour de bon.
Dans tous les milieux, on se mit à se payer sa tête; où qu’il allât pour régler quelque affaire, on mettait un point d’honneur à lui causer des ennuis. Dès qu’il apparaissait, les esprits s’échauffaient; chacun pensait aussitôt: «Tu peux bien faire le malin!… Des poèmes, ah ah! attends un peu de voir ce qu’on sait faire, nous!»
Le plus triste, c’est qu’il avait dédié ses poèmes à sa dulcinée, pensant lui faire plaisir; mais la pauvre fille n’eut guère à s’en réjouir: elle souffrit mille tourments et versa des torrents de larmes, car elle non plus ne fut point épargnée par l’opinion publique.
Hors de lui, ulcéré de voir le nom de sa fille mêlé à cette affaire d’après lui insensée, le père de la fiancée écrivit au jeune poète la lettre suivante:
«Monsieur,
«Vos inepties, vos absolues sottises, vos insanités sont l’objet de la risée générale dans toute la ville. Au lieu d’y mêler le nom de ma fille, vous auriez mieux fait de les dédier à votre père, à qui elles iraient comme un gant, vu qu’il est connu pour être le dernier des derniers, tout comme vous d’ailleurs. Personne jusqu’à présent n’a montré du doigt ma maison, et je ne tolérerai pas que tout le monde galvaude le nom de ma fille, ni qu’il figure dans votre livre de détraqué. Voilà comment vous me remerciez de la confiance et de la bienveillance que je vous ai témoignées! En jetant l’opprobre sur mon foyer! Aussi, à partir d’aujourd’hui, ne vous avisez pas de mettre les pieds chez moi. Du reste, j’exige que vous fassiez amende honorable dans un délai de cinq jours, à défaut de quoi vous aurez droit, monsieur, à une bastonnade en pleine rue, ou en n’importe quel lieu où je vous trouverais.»
L’affaire de la dédicace eut pour dénouement toute une série de scandales; et comme le jeune poète travaillait dans l’administration, son supérieur fit rapport au ministre de tutelle en ces termes:
«(Comme j’ai oublié le prénom et le nom, il faut s’en remettre à la formule d’usage X.) Un fonctionnaire placé sous mes ordres, employé par ailleurs sérieux et consciencieux, s’est totalement déconsidéré ces derniers temps en publiant une espèce de recueil de ce qu’il appelle ses poèmes. Le prestige de l’administration exige que le susdit quitte ses fonctions. Les futilités auxquelles il s’adonne sont en effet indignes du dernier des camelots et a fortiori d’un agent de l’État. Je prie monsieur le ministre d’écarter du service public ce fonctionnaire discrédité, ou à tout le moins de l’écarter du poste qu’il occupe actuellement, jusqu’à ce qu’il s’amende.»
Le ministre le muta.
Mais, malheureusement, le pays n’était pas grand et les mauvaises réputations vont loin: l’accueil qu’on lui réserva là-bas fut encore pire. Le prestige de l’administration comme le moral de l’opinion l’exigeaient: le ministre n’eut d’autre choix que de révoquer de la fonction publique ce monstre qui écrivait des poèmes.
L’opinion publique avait obtenu gain de cause. Plus aucun poème du jeune talent ne vit jamais le jour. Il disparut du paysage et personne n’entendit plus parler de lui.
— Quel dommage! Un homme si jeune!
— Ce n’était pourtant pas un mauvais bougre.
— Certes, mais voilà ce qui arrive quand on n’en fait qu’à sa tête au lieu de faire comme tout le monde.
— J’ai pitié de lui, le pauvre!
— Bah, qu’est-ce qu’on y peut? Il l’a bien cherché!
Après cet ébranlement passager, le pays retrouva rapidement sa belle harmonie. La minuscule vague qui s’était élevée à la surface calme et immobile de l’eau stagnante retomba. La société se replongea avec satisfaction dans sa torpeur.
[1] Allusion à Toma Vučić Perišić (1788–1859), chef militaire et politique, partisan de la constitution de 1838 qui limitait le pouvoir de Miloš Obrenović. (N.d.T.)
Servilie (12/12)
Il aurait fallu que l’infortuné nouveau gouvernement réfléchisse sans attendre; or, les ministres de Servilie n’avaient guère d’expérience en la matière. Il faut reconnaître que leur attitude fut héroïque et fière pendant quelques jours, tant qu’il subsista quelques sous dans les caisses de l’État; au cours de la journée, gais et sereins, ils recevaient d’innombrables délégations des masses populaires et tenaient des discours émouvants sur l’avenir radieux de leur chère Servilie qui avait tant souffert; la nuit tombée, on buvait, chantait et portait des toasts patriotiques lors de flamboyants et fastueux banquets. Mais quand les caisses de l’État curent été complètement vidées, messieurs les ministres se mirent sérieusement à réfléchir et à se concerter sur ce qu’il convenait d’entreprendre dans une situation si désespérée. Certes, concernant les fonctionnaires, c’était facile, ils étaient déjà habitués à ne pas recevoir de salaire pendant des mois; les retraités étaient vieux, ils avaient survécu assez longtemps; les soldats, cela tombe sous le sens, devaient s’aguerrir aux épreuves et aux fléaux, il n’était donc pas malvenu qu’ils endurent stoïquement la faim; aux fournisseurs, aux entrepreneurs, à tous les autres braves citoyens de l’heureuse Servilie, on pouvait toujours dire que le montant de leurs créances n’avait pu être inscrit au budget de l’État cette année-là. Mais ce n’était pas facile pour les ministres qui, eux, étaient bien obligés de payer s’ils voulaient avoir bonne réputation et bonne presse. Ce n’était pas facile non plus pour une foule d’autres choses prioritaires, et il y en avait, qui passaient bien avant l’intérêt du pays.
Les ministres se donnèrent bien du tracas; l’idée leur vint qu’il fallait relancer l’économie, raison pour laquelle ils décidèrent d’endetter substantiellement le pays; mais contracter cet emprunt impliquait des dépenses non négligeables pour les séances de l’Assemblée et les voyages ministériels à l’étranger, aussi résolurent-ils, pour couvrir ces frais, de retirer des caisses de l’État toutes les sommes que les personnes privées y avaient déposées; ainsi viendraient-ils en aide à la patrie, qui gémissait dans la misère.
La confusion gagna tout le pays: certains journaux parlaient de crise ministérielle, d’autres prétendaient que le gouvernement avait déjà achevé favorablement la négociation du prêt, d’autres encore disaient et l’un et l’autre; quant aux gazettes du pouvoir, elles écrivaient que jamais le pays n’avait été aussi prospère.
On se mit à disserter tant et plus de l’emprunt salvateur; on en débattait à longueur de colonnes dans les journaux. De tous côtés, on se passionna pour cette affaire; il s’en fallut de peu qu’on n’en vînt à cesser complètement toute activité. Commerçants, négociants, fonctionnaires, retraités, hommes d’Église, tous se consumaient dans une attente fiévreuse. De toutes parts et en tous lieux, on ne faisait qu’épiloguer, poser mille questions, se perdre en conjectures sur le sujet.
Les ministres couraient aux quatre coins du pays, ici c’était l’un, là c’était l’autre, ailleurs il en venait deux ou trois ensemble. L’Assemblée, qui tenait séance, débattait et délibérait elle aussi; finalement, les députés donnèrent leur accord pour que le prêt fut conclu à n’importe quel prix et rentrèrent chacun chez soi, tandis qu’une insatiable curiosité dévorait l’opinion publique.
Si deux amis se croisaient dans la rue, aussitôt, sans même se dire bonjour:
— Ça en est où, cet emprunt?
— Je ne sais pas!
— Ils négocient?
— Pour sûr!
Les membres du cabinet multipliaient toujours plus les déplacements dans les pays étrangers.
— Le ministre est rentré?
— C’est ce que j’ai entendu.
— Qu’est-ce que ça a donné?
— Quelque chose d’avantageux, je suppose!
Jusqu’au jour où, enfin, les gazettes du pouvoir (le gouvernement avait toujours un certain nombre de journaux, plus exactement un — ou deux — par ministre) annonça que le cabinet avait mené à leur terme les négociations engagées avec un consortium étranger et que les résultats en étaient très avantageux.
«Nous sommes en état de confirmer, de source sûre, que le prêt doit être signé d’un jour à l’autre et les fonds transférés dans le pays.»
Les gens se calmèrent quelque peu; sur ce, les journaux du gouvernement firent savoir que le fondé de pouvoir du consortium bancaire, M. Horije, viendrait dans les deux ou trois jours en Servilie, où il signerait le contrat.
Tout le monde se mit alors à ferrailler, en paroles et par écrit; on se posait mille questions, on s’impatientait, on s’énervait, à l’aflut de la moindre nouvelle, on misait tout son espoir sur ce seul étranger, dont on comptait bien qu’il sauverait le pays; l’excitation était à son comble.
On ne parlait plus de rien d’autre, on ne pensait plus à rien d’autre qu’au fameux Horije. Quand le bruit courut qu’il était arrivé et qu’on apprit où il logeait, une foule de curieux, hommes et femmes, jeunes et vieux, se rua à son hôtel, s’y précipitant avec une telle frénésie que les plus vieux et les moins costauds furent piétinés et tout contusionnés.
Par hasard, un étranger, un simple voyageur, passa dans la rue; aussitôt, un quidam en apostropha un autre:
— Tiens, tiens! un étranger! dit-il avec des mimiques et un regard entendus qui signifiaient: «Ça ne serait pas Horije?»
— Ça ne serait pas lui? répondit l’autre.
— Hm, c’est bien ce qu’il me semble.
Ayant observé l’étranger sous toutes les coutures, ils en vinrent à la conclusion que c’était bien lui. Ils racontèrent ensuite à qui voulait les entendre qu’ils avaient vu Horije; la nouvelle s’ébruita et se propagea si vite dans toutes les couches de la société qu’à peine une ou deux heures plus tard, toute la ville affirmait avec certitude qu’il était là, que des gens l’avaient personnellement vu et lui avaient parlé. La police s’affaira confusément dans tous les coins, les ministres affolés couraient dans tous les sens pour le trouver et lui présenter leurs respects.
On ne le trouva pas.
Le lendemain, les journaux démentirent la nouvelle, diffusée la veille, de l’arrivée de Horije.
L’anecdote suivante révèle les proportions que prirent les événements.
Un jour, je me rendis à la gare fluviale; un navire étranger était en train d’accoster.
Une fois la manœuvre terminée, les passagers commencèrent à débarquer. Je bavardais avec l’une de mes connaissances lorsque, subitement, une multitude de gens confluèrent vers le bateau avec une telle violence qu’ils faillirent me flanquer par terre.
— Que se passe-t-il?
— C’est qui? se demandaient-ils les uns aux autres.
— C’est lui! se répondaient-ils.
— Horije ?
— Oui, il est arrivé!
— Où ça? Où ça? murmurait la foule.
On se poussait, on se bousculait, on tendait le cou, on écarquillait les yeux, on se chamaillait; chacun voulait s’approcher le plus près possible.
Effectivement, je repérai un étranger qui suppliait, implorait qu’on le laissât car il avait à faire de toute urgence. C’est tout juste s’il pouvait parler, gémir plus exactement, pressé et écrasé qu’il était par la masse des curieux.
La police comprit aussitôt en quoi consistait son véritable devoir et courut annoncer l’arrivée de l’étranger au président du Conseil, aux membres du gouvernement, au maire, au chef de l’Église et aux autres hauts dignitaires du pays.
Peu après, des voix s’élevèrent dans la foule:
— Les ministres! Les ministres!
Et en effet ils firent leur apparition, accompagnés des hauts dignitaires de Servilie au grand complet. Chacun arborait sa tenue de cérémonie et, dans son intégralité, son fourniment d’écharpes et de médailles (dans les circonstances ordinaires, on ne portait pas toutes ses décorations mais seulement quelques-unes). La foule se scinda en deux, laissant l’étranger seul au milieu, tandis que du côté opposé arrivaient les ministres, marchant à sa rencontre.
S’arrêtant à distance respectueuse, ils se découvrirent et s’inclinèrent jusqu’à terre. La multitude en fit autant. Quant à lui, il avait l’air hagard, effaré, et en même temps passablement surpris; pourtant il ne bougeait pas, il restait debout, immobile, telle une statue. Le président du Conseil s’avança d’un pas et commença:
— Honorable étranger! L’histoire marquera d’une pierre blanche le jour de ta venue dans notre pays car cette venue mémorable fait date dans notre vie publique, ta venue apporte un avenir radieux à notre chère Servilie. Au nom du gouvernement tout entier et du peuple tout entier, je salue en toi notre sauveur et je t’acclame: vivat!
Les «Vivat! Vivat!» lancés par des milliers de gorges déchirèrent l’atmosphère.
À la suite de quoi, le chef de l’Église entonna des cantiques et les cloches carillonnèrent dans tous les clochers de la capitale du beau pays de Servilie.
Quand cette partie de la réception officielle fut à son tour terminée, les ministres, le sourire obligeant et le geste obséquieux, s’approchèrent de l’étranger pour lui serrer la main à tour de rôle; l’assistance recula d’un pas et resta là, le couvre-chef à la main et la tète baissée; le président du Conseil se chargea de sa valise qu’il prit avec vénération dans ses bras; le ministre des finances empoigna la canne de l’illustre étranger. Ils tenaient ces objets comme si c’étaient des reliques. La valise, il faut bien le dire, en était une, car s’y trouvait certainement le fatidique contrat; plus exactement, ne s’y trouvait ni plus ni moins que l’avenir, l’avenir radieux de tout un pays. C’est pourquoi le président du Conseil, conscient de son geste, avait un air altier, solennel, transfiguré, car c’était l’avenir de la Servilie qu’il tenait entre ses mains. Le chef de l’Église, en homme gratifié par Dieu d’une belle âme et d’un grand esprit, avait lui aussi tout de suite saisi l’importance de ladite valise: sous sa houlette, tous les dignitaires religieux firent cercle autour du président et ils entonnèrent des cantiques.
Le cortège s’ébranla. Lui et le ministre des finances venaient en tête, suivis de la valise qu’étreignait le président du Conseil, elle-même entourée par les hauts dignitaires de l’Église et escortée par le peuple nu-tête. On marchait lentement, avec cérémonial, pas à pas; les cantiques résonnaient, les cloches sonnaient, les canons tonnaient. On s’acheminait sans hâte, par la rue principale, vers la résidence du président du Conseil. Tout le monde avait déserté maisons, cafés, églises, bureaux; tout le monde était sorti participer à l’accueil historique de l’illustre étranger. Jusqu’aux malades étaient fidèles au poste; on leur avait fait quitter la chambre afin qu’ils vissent cette célébration exceptionnelle et on avait même transporté les invalides sur des civières; leurs maux s’atténuèrent subitement: penser au bonheur de leur chère patrie les soulageait. Les nourrissons encore au sein ne manquaient pas non plus à l’appel; sans pleurer, ils braquaient sur l’honorable étranger leurs yeux minuscules, comme s’ils sentaient que l’heureux destin qui s’annonçait était en fait le leur.
Le temps que le cortège arrivât chez le président du Conseil, le soir était déjà tombé. Ils portèrent l’étranger à l’intérieur de la maison plutôt qu’ils ne l’y firent entrer, tous les ministres et hauts dignitaires entrèrent à leur tour, et la foule resta dehors à scruter les fenêtres avec avidité ou, tout bonnement, à fixer la façade d’un air ahuri.
Le lendemain, les premières délégations des masses populaires vinrent saluer l’illustre visiteur. Dès l’aube, des charrettes remplies à ras bord de décorations en tout genre étaient arrivées en grinçant devant la résidence du président du Conseil, à l’intention de l’honorable étranger.
Celui-ci, inutile de le préciser, fut immédiatement désigné président d’honneur du ministère, du conseil municipal, de l’Académie des sciences, de toutes les œuvres de charité et autres associations philanthropiques de Servilie, et il y en avait pléthore — il y avait même une association pour la fondation d’associations. Toutes les villes l’élurent citoyen d’honneur, tous les corps de métier le proclamèrent membre bienfaiteur, et un régiment de l’armée se baptisa «Formidable régiment Horije» en son honneur.
Tous les journaux lui consacrèrent de longs articles, beaucoup publièrent sa photographie. Pour marquer dignement ce grand jour, on accorda à maints fonctionnaires une promotion et à maints policiers, en plus d’une promotion, une décoration; on créa maints services administratifs supplémentaires; on embaucha des fonctionnaires supplémentaires.
La ville entière baigna dans une liesse effrénée pendant deux jours. Fanfare, carillons, coups de canon, chants tonitruants, boisson coulant à flots.
Le troisième jour, malgré la gueule de bois que leur avaient laissée les réjouissances, les ministres durent sacrifier le repos du corps au bonheur de la nation: ils se réunirent en séance plénière pour achever les négociations sur l’emprunt et signer ce contrat historique avec Horije.
En guise d’entrée en matière, ils commencèrent par des questions d’ordre privé. (J’ai oublié de signaler que, pendant les réjouissances, la valise était restée sous bonne garde.)
— Vous avez l’intention de rester longtemps chez nous? demanda le président du Conseil à l’illustre étranger.
— Jusqu’à ce que mon affaire soit réglée, et ça va prendre du temps!
L’expression prendre du temps inquiéta les ministres.
— Vous pensez que cela prendra du temps?
— Certainement. C’est le métier qui veut ça.
— Nous connaissons vos conditions et vous les nôtres, je crois donc qu’il n’y aura pas la moindre difficulté! avança le I ministre des finances.
— Difficulté? dit l’étranger avec appréhension.
— Oui, je crois qu’il n’y en aura pas!
— J’espère bien!
— Alors nous pouvons tout de suite signer le contrat! dit le président du Conseil.
— Le contrat?
— Oui!
— Il est déjà signé; et je vais me mettre en route dès demain; mais, avant toute chose, je tiens à vous exprimer ma gratitude éternelle pour un pareil accueil. À franchement parler, je suis un peu secoué, je ne mesure pas encore tout à fait ce qui m’arrive. Du reste, c’est la première fois que je me trouve dans ce pays, et je n’aurais jamais imaginé, même en rêve, qu’un inconnu comme moi puisse être aussi bienvenu quelque part. Il me semble que je rêve encore.
— Donc, vous avez signé le contrat? s’écrièrent en chœur tous les ministres, transportés.
— Le voilà! dit l’étranger.
Il tira de sa poche une feuille de papier qu’il se mit à lire dans sa langue. C’était un contrat qu’il avait passé avec un négociant en prunes de la Servilie profonde, aux termes duquel celui-ci s’engageait à lui fournir telle quantité de prunes à confiture d’ici à telle date…
Qu’est-ce qu’un pays civilisé et sensé comme la Servilie pouvait faire d’autre que chasser secrètement cet étranger, signataire d’un contrat d’une telle stupidité? Trois jours plus tard, les journaux gouvernementaux faisaient paraître un entrefilet:
«Le gouvernement travaille énergiquement à la conclusion d’un nouvel emprunt, et tout indique qu’une partie des fonds nous sera versée dès avant la fin du mois.»
Les gens s’enquirent un peu de Horije, puis cessèrent de le faire, puis tout redevint comme d’habitude.
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À bien réfléchir à ce dernier épisode, j’étais décidément séduit par l’harmonie générale qui régnait en Servilie. Non seulement les ministres y étaient sympathiques et capables, mais le chef de l’Église, ceci ne m’avait pas échappé, y était un homme d’esprit, non dénué d’à-propos. Au bon moment, c’est-à-dire au moment fatidique où se jouait le destin du pays, n’avait-il pas eu la présence d’esprit d’entonner des cantiques au-dessus de la valise de ce confiturier, et par là même de contribuer puissamment aux prouesses d’un gouvernement qui ne rechignait pas à la besogne? Œuvrer dans une telle concorde, c’était sûrement un vrai bonheur.
Je décidai aussitôt de me rendre à la première occasion auprès du révérend père pour faire plus ample connaissance avec ce Servilien d’exception.
(fin)
Source: Domanović, Radoje, Au fer rouge, Non lieu, Paris, 2008 (traduit par Ch. Chalhoub).