Mer morte (4/5)
Le lendemain, le préfet envoya au gouvernement un rapport chiffré sur le meeting politique de la veille:
«Un courant politique puissant, opposé au gouvernement actuel, s’est fait jour dans mon district. Ce mouvement gagnant du terrain d’heure en heure, je nourris de sérieuses craintes quant au maintien de la dynastie actuelle. J’ai pris toutes les mesures possibles et utilisé tous les moyens à ma disposition pour enrayer cette calamité; mais comme ce mouvement d’opposition, ou pour mieux dire ce mouvement révolutionnaire, s’est répandu comme une traînée de poudre, toutes mes tentatives sont restées vaines et les révolutionnaires, par la force, se sont massivement rassemblés hier après-midi. J’ai pu constater, à écouter leurs discours agressifs et arrogants, qu’ils ont des principes anarchistes; en secret, ils fomentent certainement une sédition et un coup d’État dans le pays. Finalement, après des efforts acharnés, j’ai quand même réussi à disperser le rassemblement; nous courrions de grands risques: ils sont allés jusqu’à menacer de renverser la monarchie et de mettre en place un système de gouvernement républicain.
«Je me permets de transmettre en pièce jointe, à l’attention de M. le ministre, la liste des personnes les plus dangereuses (l’excentrique amateur de café au lait, de “Zuckerwasser” disait-il je crois, y était désigné comme meneur; figuraient également dans la liste les trois qui avaient voté pour le café). J’attends vos instructions quant aux suites à donner dans ces circonstances si graves et si déterminantes pour l’avenir de notre pays.»
Comme il avait rendu d’aussi considérables services à la patrie et à la direction du pays, le préfet de district fut immédiatement décoré et promu. Tous les opposants vinrent le féliciter et l’affaire en resta là.
Quand le meeting s’était terminé, j’avais demandé à l’un des participants:
— Chez vous, il n’y a personne qui fasse sérieusement de la politique?
— Il y en a eu.
— Et alors?
— Alors, rien… Des âneries!
— Comment ça, des âneries?
— Ah! ne m’en parle pas! Qui veux-tu qui s’occupe de politique!… J’en connais un qui a déjà essayé!
— Et qu’est-ce qu’il a fait?
— Un vrai cinglé! Qu’est-ce que tu voulais qu’il fasse!… On le connaît tous, on sait qui c’est, d’où il est, de qui il est le fils, ce qu’il mange à la maison. Son père avait bien un petit métier, mais c’était le dernier des derniers; lui, le fils, il est allé à l’école, il a vagabondé à droite à gauche dans le vaste monde, et quand il est revenu, il a commencé à me dire «il faut ci, il faut là», il parlait, je ne sais pas moi, de mettre de l’ordre, il parlait de lois, de constitution, de droits civiques, de liberté de réunion, d’élections… Ah! ne m’en parle pas, il radotait complètement celui-là!
— Et qu’est-ce que tu lui as dit?
— Rien! Qu’est-ce que tu voulais que je lui dise? J’ai ri, c’est tout. Je sais qui c’est, il n’a même pas de quoi manger, je connais son père, je connais toute sa famille. Ce n’est pas lui qui va venir m’expliquer ce que c’est qu’une constitution ce que c’est que la liberté!
— Mais peut-être qu’il savait ce que c’est? avais-je risqué.
— Tu plaisantes ou quoi? Je le connais assez pour savoir ce qu’il vaut.
— Et qu’est-ce qu’il a fait?
— Qu’est-ce que tu voulais qu’il fasse! Il lisait des bouquins, courait d’un endroit à l’autre, faisait un peu d’agitation, avec quelques autres gars qu’il avait enrôlés, ils organisaient des meetings. Il s’est fait arrêter, condamner, bannir. Une fois je lui ai dit: «Pourquoi toujours t’exciter comme un sale garnement au lieu de t’occuper de tes oignons? Tu es vraiment cinglé!»
— Et les autres, qu’est-ce qu’ils lui ont dit?
— Ils ont éclaté de rire. Quand il est sorti de prison et qu’on l’a vu passer dans la rue, quelqu’un lui a demandé: «Alors, tu l’as trouvée, ta constitution?» Tout le monde a bien rigolé. Parbleu! ce qu’on a pu se ficher de lui! Parfois c’était à se tordre de rire. Aujourd’hui encore on le surnomme Toma la Constitution[1]!
Mon interlocuteur en pleurait de rire.
— Et qu’est-ce qu’il est devenu?
— Un moins que rien. On n’a même pas voulu de lui comme fonctionnaire… Quel imbécile! Ses copains de classe, il faut voir les bonnes places qu’ils ont tous! Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Cela dit, il faut lui reconnaître une chose: c’était le plus capable et le plus intelligent de toute la bande. Mais c’était un exalté. Rien n’est pire que de se mettre martel en tête. Il se piquait de remettre les choses dans le droit chemin! Ne pouvait pas faire comme tout le monde! Jamais content! Non mais, il se prenait pour qui, celui-là! Pauvre type!
— Et qu’est-ce qu’il fait maintenant?
— Dame! il a fini par revenir à la raison, mais trop tard! On l’a bien guéri de ses idées fixes, mais c’était un dur à cuire, l’administration n’aurait rien pu en tirer. Alors on a commencé à se payer sa tête, c’est là que des esprits malins l’ont surnommé «Constitution». De fil en aiguille, il est devenu la risée générale, les gens se fichaient de lui à la première occasion. À force de batailler, il a fini par s’épuiser… Il me fait pitié! Ce n’était pas un mauvais bougre!… Maintenant c’est un homme raisonnable, un type sérieux, il ne s’emballe plus comme avant. Il s’est complètement retiré et ne fréquente pratiquement personne. Il vit dans la misère, mais beaucoup de gens lui viennent en aide. Il nous fait pitié, mais à lui la faute…
— Et comment sont les gens avec lui aujourd’hui?
— Ils sont gentils!… Désormais personne ne se moque plus de lui, les gens l’aiment bien. Le pauvre diable! On a pitié de lui!
L’idée de vivre un certain temps dans ce minuscule pays me séduisit. J’y fis de nombreuses connaissances. Des gens épatants. Paisibles, discrets, filant doux, de vraies colombes. Ils mangeaient, buvaient, somnolaient, expédiaient parfois quelque menu travail. En un mot: des gens heureux. Ils vivaient dans une profonde quiétude, que rien ne venait perturber; une parfaite harmonie, que personne ne venait gâcher; une mare d’eau stagnante, dont nul souffle d’air ne venait déranger la surface immobile, tapissée d’herbes glauques — si l’on m’autorise cette comparaison pour décrire la société de ce minuscule pays décidément gâté par le destin.
De Serbie, j’avais apporté avec moi bien peu de chose: quelques pensées et quelques idéaux éculés hérités de mes ancêtres. Mais dans ce bienheureux petit pays, même ce peu se perdit; comme hypnotisé, je me laissai gagner par une épaisse torpeur qui commença de me plaire. C’est alors que je compris: nous aussi, les Serbes, nous avions de très sérieux atouts pour devenir un jour une nation pareillement béate, et ce n’était pas notre façon de vivre qui allait nous mettre des bâtons dans les roues.
Ainsi s’écoulaient les jours, tranquillement, sans bruit, paresseusement, jusqu’au moment où l’harmonie sociale vit sa belle ordonnance vaciller.
Un jeune homme fit publier un recueil de poésies.
Les poèmes, fort jolis, regorgeaient de sentiments élevés et d’authentiques idéaux.
L’ouvrage fut accueilli par les protestations de la société tout entière. Personne ne l’avait lu ni n’avait l’intention de le faire. Mais qu’il tombât entre les mains d’un quidam, celui-ci prenait aussitôt un air pincé, feuilletait le recueil, en palpait les pages à deux ou trois endroits, comme pour vérifier la qualité du papier, et finalement repoussait le livre loin de lui comme s’il s’agissait de la chose la plus ignoble au monde et, détournant la tête avec dédain, lâchait d’un ton hargneux: «Des poèmes?… Manquait plus que ça!…»
Une fois, pourtant, un deuxième quidam s’en mêla:
— Qui sait?… Peut-être ce recueil contient-il de jolies choses?
Le premier se signa et remua sur son siège. Puis, hochant la itéte et considérant son vis-à-vis avec commisération, il lui dit:
— Tu es encore plus maboul que l’auteur de ces balivernes!
Attrapant le livre du bout des doigts, grimaçant comme s’il lavait touché des immondices, il le lança encore plus loin, près quoi il ajouta:
— Tu l’as lu, ce bouquin, pour parler comme tu le fais?
— Non.
— Alors!
— Je n’affirme pas que c’est un bon livre, simplement je n’exclus pas qu’il le soit!… Et toi, tu l’as lu?
— Moi?… fit le premier d’un ton agressif, outragé par la question.
— Oui, toi!
— Moi?… répéta l’autre, encore plus agressif.
— Oui, toi, évidemment; c’est à toi que je parle!
Le premier fit le signe de croix, haussa les épaules, écarta les bras comme pour dire: «Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre!» mais ne dit mot. L’air ahuri, il fixait son comparse.
— Pourquoi faire le signe de croix? Je t’ai posé une question: tu as lu ce livre de poèmes, oui ou non? Je ne vois pas ce qu’il y a là de bizarre!
Le premier se signa de nouveau avant de répondre:
— Maintenant c’est moi qui te pose la question: tu es maboul, oui ou non?
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre! Je ne te compris pas.
— Moi non plus.
— Il n’y a rien à comprendre et il n’y a pas de quoi faire l’étonné… Je te demande si tu as lu ce livre.
— Et moi je te demande si tu as deux sous de jugeote.
Après cette repartie, notre premier comparse jeta violemment le livre sur la table en s’exclamant:
— Et il faudrait que je lise ces fadaises? Je n’ai pas encore perdu l’esprit! Et tant que j’ai toute ma tête, je ne lis pas ces choses-là…
Puis il ajouta un peu moins fort:
— Tu le connais, celui qui a écrit ces poèmes?
— Non.
— J’en étais sûr!… Sinon tu ne parlerais pas comme ça!
L’air encore plus pincé qu’il prit et le geste qu’il eut de la main en disaient long sur tout le mal qu’il pensait du poète.
— Et toi, tu le connais? demanda l’autre.
— Hélas oui! lâcha-t-il avec hauteur.
À l’expression de son visage, on voyait qu’il aurait préféré ne pas avoir cet honneur. Et pourtant, jusqu’à la veille encore, avant la publication de ses poèmes, il avait été bon ami avec l’auteur, dont il n’avait jamais dit de mal en société.
D’autres quidams, qui bien sûr n’avaient aucunement l’intention de lire le livre, échangeaient leurs impressions en ces termes:
— Quel scandale!… Des poèmes? Lu ?… Il se prend pour qui!
— Comment n’a-t-il pas honte!
— Le bon dieu lui a déjà enlevé la raison mais il en rajoute et se fait du tort tout seul… Non mais, tu parles de poèmes!… Pas plus tard que demain, j’en écrirais de bien meilleurs, mais je ne commettrai pas pareille ignominie, car j’ai le sens de l’honneur, moi, ce qui n’est pas son cas.
La société changea de comportement à l’égard du jeune poète.
Quand il passait dans la rue, les gens se poussaient du coude et se faisaient des clins d’œil.
En réponse à son «Bonjour!», les uns lâchaient sur un ton persifleur un «Bonjour poète!» agrémenté de regards en coin, les autres un «Salut, salut!» plein de sarcasmes. D’autres encore, l’air contrarié, concédaient un «Bonjour!» revêche et dédaigneux.
Mais, malheureusement, cela n’en resta pas à ces bavardages, auxquels du reste absolument tout le monde se livrait.
L’opinion publique fit front contre le jeune poète. Et ce qu’on mettait auparavant au compte de ses qualités, désormais on l’en blâmait; des défauts minimes, qu’auparavant on lui pardonnait, comme à tout un chacun, désormais n’étaient qu’épouvantables vices. On découvrit subitement que c’était une canaille, un ivrogne, un joueur, un homme sans caractère, un mouchard et, en plus de tout cela, un toqué.
— Je ne savais pas qu’il était aussi maboul! disaient les gens.
— Pour être honnête, je lui ai toujours trouvé quelque chose de louche.
— Moi aussi, mais ce n’était pas à ce point-là.
— Eh bien maintenant, c’est pour de bon.
Dans tous les milieux, on se mit à se payer sa tête; où qu’il allât pour régler quelque affaire, on mettait un point d’honneur à lui causer des ennuis. Dès qu’il apparaissait, les esprits s’échauffaient; chacun pensait aussitôt: «Tu peux bien faire le malin!… Des poèmes, ah ah! attends un peu de voir ce qu’on sait faire, nous!»
Le plus triste, c’est qu’il avait dédié ses poèmes à sa dulcinée, pensant lui faire plaisir; mais la pauvre fille n’eut guère à s’en réjouir: elle souffrit mille tourments et versa des torrents de larmes, car elle non plus ne fut point épargnée par l’opinion publique.
Hors de lui, ulcéré de voir le nom de sa fille mêlé à cette affaire d’après lui insensée, le père de la fiancée écrivit au jeune poète la lettre suivante:
«Monsieur,
«Vos inepties, vos absolues sottises, vos insanités sont l’objet de la risée générale dans toute la ville. Au lieu d’y mêler le nom de ma fille, vous auriez mieux fait de les dédier à votre père, à qui elles iraient comme un gant, vu qu’il est connu pour être le dernier des derniers, tout comme vous d’ailleurs. Personne jusqu’à présent n’a montré du doigt ma maison, et je ne tolérerai pas que tout le monde galvaude le nom de ma fille, ni qu’il figure dans votre livre de détraqué. Voilà comment vous me remerciez de la confiance et de la bienveillance que je vous ai témoignées! En jetant l’opprobre sur mon foyer! Aussi, à partir d’aujourd’hui, ne vous avisez pas de mettre les pieds chez moi. Du reste, j’exige que vous fassiez amende honorable dans un délai de cinq jours, à défaut de quoi vous aurez droit, monsieur, à une bastonnade en pleine rue, ou en n’importe quel lieu où je vous trouverais.»
L’affaire de la dédicace eut pour dénouement toute une série de scandales; et comme le jeune poète travaillait dans l’administration, son supérieur fit rapport au ministre de tutelle en ces termes:
«(Comme j’ai oublié le prénom et le nom, il faut s’en remettre à la formule d’usage X.) Un fonctionnaire placé sous mes ordres, employé par ailleurs sérieux et consciencieux, s’est totalement déconsidéré ces derniers temps en publiant une espèce de recueil de ce qu’il appelle ses poèmes. Le prestige de l’administration exige que le susdit quitte ses fonctions. Les futilités auxquelles il s’adonne sont en effet indignes du dernier des camelots et a fortiori d’un agent de l’État. Je prie monsieur le ministre d’écarter du service public ce fonctionnaire discrédité, ou à tout le moins de l’écarter du poste qu’il occupe actuellement, jusqu’à ce qu’il s’amende.»
Le ministre le muta.
Mais, malheureusement, le pays n’était pas grand et les mauvaises réputations vont loin: l’accueil qu’on lui réserva là-bas fut encore pire. Le prestige de l’administration comme le moral de l’opinion l’exigeaient: le ministre n’eut d’autre choix que de révoquer de la fonction publique ce monstre qui écrivait des poèmes.
L’opinion publique avait obtenu gain de cause. Plus aucun poème du jeune talent ne vit jamais le jour. Il disparut du paysage et personne n’entendit plus parler de lui.
— Quel dommage! Un homme si jeune!
— Ce n’était pourtant pas un mauvais bougre.
— Certes, mais voilà ce qui arrive quand on n’en fait qu’à sa tête au lieu de faire comme tout le monde.
— J’ai pitié de lui, le pauvre!
— Bah, qu’est-ce qu’on y peut? Il l’a bien cherché!
Après cet ébranlement passager, le pays retrouva rapidement sa belle harmonie. La minuscule vague qui s’était élevée à la surface calme et immobile de l’eau stagnante retomba. La société se replongea avec satisfaction dans sa torpeur.
[1] Allusion à Toma Vučić Perišić (1788–1859), chef militaire et politique, partisan de la constitution de 1838 qui limitait le pouvoir de Miloš Obrenović. (N.d.T.)
Mer morte (3/5)
J’ai énormément voyagé de par le monde. À quelques exceptions près, les gens n’en croient pas un mot et disent que je raconte des histoires. Quelle drôle d’idée! Après tout ils peuvent bien croire ce qu’ils veulent. L’essentiel, c’est ce que je dis: j’ai énormément voyagé.
En parcourant le monde, on voit vraiment toutes sortes de choses, qu’on n’imaginerait même pas en rêve, et encore moins à l’état de veille. Tenez, la presse britannique est tombée à bras raccourcis (je l’ai lu dans l’un de leurs quotidiens) sur un malheureux Anglais qui avait écrit une sorte de journal de son voyage en Serbie. J’ai lu ce journal de voyage et je le trouve assez fidèle. Pourtant, personne en Angleterre n’a voulu croire qu’un pays comme la Serbie pouvait exister, et encore moins accorder du crédit à ce qu’écrit ce voyageur à son sujet. On l’a traité d’exalté et même de fou. Ces esprits critiques seraient bien avisés de reconnaître que tout est possible dans le vaste monde et de cesser de crier tous en chœur: «Ce n’est pas crédible! Pas conforme à la nature! On dirait des personnages tombés de la Lune!» (Ce faisant ils ne remarquent pas qu’ils sont cernés, nous aussi d’ailleurs, par une foule d’individus bien pires que s’ils étaient tombés de la Lune.) Qu’ils arrêtent de nous seriner avec ce fil rouge qui, à les entendre, devrait traverser l’œuvre tout entière; ce n’est qu’un stéréotype, cela ne mène nulle part.
Il m’est arrivé une aventure similaire. J’ai découvert au cours de mes voyages une communauté extraordinaire, ou plutôt une contrée, un État miniature, je ne saurais comment dire.
Dans ce minuscule pays (adoptons simplement cette dénomination), la première chose sur laquelle je tombai fut un meeting politique.
«Bon sang! C’est bien ma chance!» me dis-je en mon for intérieur. Je n’étais guère à mon aise car en Serbie j’avais perdu l’habitude d’assister aux réunions politiques et de me mêler des affaires publiques. Là, l’heure était au rassemblement et à la réconciliation, plus moyen de trouver quelqu’un avec qui se disputer honnêtement.
Je n’en revenais pas. Le meeting était dirigé par le représentant local des autorités de ce minuscule pays, je crois qu’ils disaient «préfet de district», et c’était lui qui avait convoqué la réunion.
Dans l’assistance, beaucoup étaient assoupis ou bouffis de sommeil, il y en avait qui somnolaient debout, la bouche à demi ouverte, les yeux fermés, la tête dodelinant de droite à gauche et de haut en bas. De loin en loin, deux braves citoyens branlaient du chef un peu plus fort, leurs crânes se cognaient, ils sursautaient, se considéraient d’un regard éteint, sans s’étonner de rien, leurs yeux se fermaient à nouveau, ils se remettaient à dodeliner de la tête avec application. On ne comptait pas ceux qui s’étaient couchés par terre et dormaient, c’était un bonheur d’entendre leurs ronflements. Du reste, beaucoup étaient parfaitement réveillés, qui roulaient les yeux et bâillaient bruyamment à s’en décrocher la mâchoire, ajoutant une note harmonieuse au chœur des ronfleurs. Tout d’un coup la milice déboula, qui apportait d’autres braves citoyens. Chaque milicien en avait chargé un sur son dos, qu’il venait déposer au meeting. Certains de ces braves citoyens restaient calmes, ne pipaient mot et regardaient avec indifférence autour d’eux; d’autres s’étaient endormis; quelques-uns se débattaient comme de beaux diables; on avait ligoté les plus coriaces.
– Qu’est-ce que c’est que ce meeting? demandai-je à l’un des quidams de l’assistance.
– Va savoir! lâcha-t-il, flegmatique.
– Ce n’est pas l’opposition, quand même?
– L’opposition! fit-il, toujours sans un regard pour son interlocuteur.
– Ne me dis pas que les autorités convoquent l’opposition au meeting qu’elles ont elles-mêmes organisé qt qu’en plus, elles y font traîner les gens par la force! insistai-je.
– Les autorités!
– Mais contre elles-mêmes?
– Sûrement! me répondit-il avec contrariété, ne sachant pas très bien sur quel pied danser.
– C’est peut-être un meeting contre le peuple? demandai-je.
– Peut-être! reprit-il sur le même ton.
– Et qu’est-ce que tu en penses? demandai-je.
Il me gratifia d’un regard morne et vide, haussa les épaules, écarta les bras comme pour dire: «Est-ce que ça me regarde!»
Je me détournai et m’apprêtai à aborder un deuxième quidam, mais son visage sans l’ombre d’une expression m’en dissuada. C’eût été une initiative inconsidérée, vouée à l’échec!
Soudain j’entendis une voix gonflée d’indignation:
– Qu’est-ce que ça veut dire? Il n’y en a pas un seul qui veuille aller dans l’opposition! C’est intolérable. Tout le monde est partisan du gouvernement, tout le mond veut être du côté du pouvoir, tout le monde est bien discipliné et se tient bien tranquille, et c’est pareil jour après jour. Une docilité à vous donner la nausée!
«Quel peuple merveilleux! Quelle bonne éducation!» pensai-je en mon for intérieur, et je me pris à jalouser ce petit pays idéal. Ici au moins, feue ma tante n’aurait pas eu motif à se lamenter ni à voir sans cesse péril en la demeure. Les gens étaient bien élevés, faisaient preuve de discipline, se tenaient tranquilles, beaucoup plus en tout cas que ne l’exigeait de nous notre bon vieil instituteur lorsque nous étions enfants. Leur conduite était si irréprochable, ils étaient si paisibles que même la pacifique police s’ennuyait ferme.
– Si vous continuez comme ça, vitupérait le préfet avec aigreur, nous n’hésiterons pas à passer à la vitesse supérieure: c’est par décret que le gouvernement nommera les membres de l’opposition. Au cas où vous ne seriez pas au courant, sachez que ça se fait à l’étranger. Ce sera réglé en un tourne-main: Untel est nommé chef de l’opposition au régime actuel, qui sera radicale et sans pitié; ses émoluments seront de quinze mille dinars par an. Untel, Untel et Untel sont nommés membres du conseil national du parti d’opposition, allez hop. Ensuite, dans tel district, l’opposition sera répresentée par Untel et Untel, on aura enfin la paix. Ça ne peux plus durer. Le gouvernement a déjà trouvé le moyen de lancer un journal qui lui sera entièrement défavorable. Les négociations à cet effet sont en cours et des gens braves, fiables et fidèles ont été identifiés.
Les citoyens, c’est-à-dire les membres de l’opposition, regardaient à moitié endormis le préfet de district. Leurs traits ne laissaient apparaître aucune réaction d’aucune sorte. Ni étonnement, ni révolte, ni satisfaction – absolument rien, comme si le représentant des autorités n’avait pas ouvert la bouche.
– Donc, vous êtes désormais l’opposition! déclara-t-il.
Les gens le regardèrent sans un mot, sans ciller, sans réagir.
Prenant en main la liste des présents, c’est-à-dire de ceux qu’on avait forcés à venir au meeting, le préfet entreprit de faire l’appel.
— Tout le monde est là! dit-il avec contentement quand il eut fini.
Renversé sur le dossier de sa chaise, satisfait, il se frotta les mains.
— Paaarfait! dit-il, le sourire aux lèvres. Nous pouvons enfin nous y mettre!… En tant qu’opposants au gouvernement, vous avez pour mission d’attaquer le gouvernement avec la plus grande virulence, de réprouver sa conduite des affaires et de condamner les orientations de sa politique tant intérieure qu’extérieure.
Pendant que l’assistance reprenait peu à peu ses esprits, quelqu’un se hissa sur la pointe des pieds, leva la main et dit d’une petite voix geignarde:
— Monsieur, monsieur! Je peux vous raconter l’histoire d’un opposant.
— Vas-y, on t’écoute.
Celui qui avait demandé la parole s’éclaircit la voix, bomba le torse puis se mit à débiter son histoire sur un ton qui rappelait le nôtre, à l’école primaire, lorsque nous répondions aux questions du maître en lui récitant les leçons de morale:
— Il était une fois deux citoyens, l’un s’appelait Milan et l’autre Ilija. Milan était un gentil citoyen, sage et discipliné, Ilija un vilain citoyen, un propre à rien. Milan obéissait en tout à son gentil gouvernement, et Ilija était un propre à rien qui n’obéissait pas à son gentil gouvernement et votait contre les candidats du gouvernement. Alors le gentil gouvernement convoqua Milan et Ilija et déclara: «Milan, tu es un citoyen sage et discipliné, voici pour toi beaucoup d’argent; en plus de ton emploi actuel, tu te verras confier une autre charge avec une meilleure paie.» Après quoi on tendit au gentil Milan un plein sac de monnaie. Milan baisa la main du gentil gouvernement et s’en fut allègrement chez lui. Le gouvernement se tourna alors vers Ilija et lui dit: «Ilija, tu es un vilain citoyen, un propre à rien, je vais donc t’arrêter et te prendre ton salaire pour le donner aux gentils et aux braves.» La police arrêta sur-le-champ le vilain Ilija, qui souffrit beaucoup et plongea sa famille dans l’affliction. Tel est le sort de tous ceux qui n’obéissent pas à leurs aînés et à leur gouvernement.
— Très bien! dit le préfet de district.
— Monsieur, monsieur! Je sais ce que nous enseigne cette histoire! lança quelqu’un d’autre.
— Bien, on t’écoute!
— Cette histoire nous enseigne qu’il faut toujours être fidèle au gouvernement et toujours lui obéir si on veut pouvoir vivre en famille. Les citoyens sages et disciplinés ne se comportent pas comme Ilija et comme ça tous les gouvernements les aiment! dit l’opposant.
— Bien, et quel est le devoir d’un citoyen sage et discipliné?
— Le devoir d’un citoyen sage et patriote est de se lever chaque matin de son lit.
— Très bien, c’est son premier devoir. En a-t-il d’autres?
— Oui, il en a d’autres.
— Qui sont?
— De s’habiller, de se débarbouiller et de petit-déjeuner!
— Et ensuite?
— Ensuite il sort tranquillement de sa maison et va tout droit à son travail, et s’il n’a rien à faire alors il va au bistrot où il attend qu’il soit l’heure de déjeuner. À midi pile, il retourne tranquillement chez lui pour déjeuner. Après, il boit un café, se lave les dents et se couche pour faire un somme. Quand il a bien dormi, il se débarbouille et va faire une promenade, après quoi il se rend au bistrot et, quand vient l’heure du dîner, il rentre tout droit chez lui pour dîner. Après, il se couche dans son lit pour dormir.
De nombreux membres de l’opposition racontèrent à tour de rôle une petite histoire en soulignant bien sa morale édifiante. Puis ils exposèrent leurs convictions et leurs principes.
L’un d’eux proposa qu’on mît fin au meeting pour aller de concert au bistrot boire un verre de vin.
Là, les opinions divergèrent pour donner lieu à un débat houleux. Personne ne se sentait plus l’envie de dormir. On vota sur les principes. À l’issue du vote, le préfet annonça que la proposition était acceptée dans son principe et qu’il était acquis qu’on irait au bistrot; il ne restait plus qu’à discuter les détails: qu’allait-on boire là-bas?
Les uns se prononcèrent pour du vin à l’eau de Seltz.
— Ah non! hurlèrent les autres, il vaut mieux de la bière!
— Moi, par principe, je ne bois pas de bière! rétorqua l’un de ceux du premier groupe.
— Moi, par principe, je ne bois pas de vin.
Une foule de principes et de convictions furent ainsi convoqués, alimentant une vive polémique.
Quelques-uns (une infime minorité) mentionnèrent le café. Mais l’un d’eux, consultant sa montre, déclara:
— Trois heures cinq! Maintenant, moi non plus je ne peux plus boire de café. Par principe, je n’en bois qu’avant trois heures de l’après-midi, jamais après.
À l’issue d’innombrables discours, qui durèrent tout l’après-midi, on passa au vote.
Le préfet de district, en digne représentant des autorités, se montra objectif et équitable. Il ne voulait en rien influer sur la liberté de vote. Il permit à tout citoyen d’exprimer, par la pacifique voie parlementaire, ses intimes convictions. Ce droit était du reste garanti à chacun par la loi, à quoi bon le lui refuser?
Le scrutin se déroula dans l’ordre le plus parfait.
À l’issue du vote, le préfet se leva, le visage sérieux et grave, comme il convient au président de séance d’une assemblée politique, et d’une voix plus sérieuse encore communiqua les résultats:
— A l’écrasante majorité, le groupe pour le vin à l’eau de Seltz l’emporte; il est suivi par la fraction pour le vin non coupé, elle-même suivie par la fraction pour la bière. Trois électeurs se sont prononcés pour le café (deux avec sucre, un sans sucre) et enfin une voix s’est portée sur le café au lait.
J’ai oublié de préciser que ce dernier citoyen n’avait pu terminer son discours contre le gouvernement, le tapage de la foule ayant couvert sa diatribe puérile. Un peu plus tard, il avait repris la parole pour dire qu’il était contre ce type de réunion, que ce n’était d’ailleurs pas du tout un meeting de l’opposition, que c’était une plaisanterie machinée par les autorités, mais là encore les cris et le tapage des autres l’avaient empêché de finir.
Le préfet se tut un bref instant avant d’ajouter:
— En ce qui me concerne, je prendrai une bière, car M. le ministre ne boit jamais de vin à l’eau de Seltz.
Le doute s’empara aussitôt de l’opposition, qui déclara comme un seul homme qu’elle était pour la bière (à l’exception de celui qui avait voté pour le café au lait).
— Je ne tiens pas à influer sur votre libre choix, dit le préfet, je vous prie donc de vous en tenir à vos convictions.
Rien n’y fit! Personne ne voulut entendre parler de convictions et tout le monde argua que, si le vote avait donné ces résultats, c’était par pur hasard. Chacun d’ailleurs se demandait comment cela avait bien pu se produire vu que personne, en réalité, ne partageait l’avis qui avait recueilli la majorité des voix.
Mais enfin tout se finit bien et, après ce long et pénible labeur politique, on s’achemina vers le bistrot.
On but, on chanta, on porta des toasts au gouvernement et à la nation tout entière; tard dans la nuit, on finit par se séparer pour rentrer tranquillement chez soi.
Servilie (12/12)
Il aurait fallu que l’infortuné nouveau gouvernement réfléchisse sans attendre; or, les ministres de Servilie n’avaient guère d’expérience en la matière. Il faut reconnaître que leur attitude fut héroïque et fière pendant quelques jours, tant qu’il subsista quelques sous dans les caisses de l’État; au cours de la journée, gais et sereins, ils recevaient d’innombrables délégations des masses populaires et tenaient des discours émouvants sur l’avenir radieux de leur chère Servilie qui avait tant souffert; la nuit tombée, on buvait, chantait et portait des toasts patriotiques lors de flamboyants et fastueux banquets. Mais quand les caisses de l’État curent été complètement vidées, messieurs les ministres se mirent sérieusement à réfléchir et à se concerter sur ce qu’il convenait d’entreprendre dans une situation si désespérée. Certes, concernant les fonctionnaires, c’était facile, ils étaient déjà habitués à ne pas recevoir de salaire pendant des mois; les retraités étaient vieux, ils avaient survécu assez longtemps; les soldats, cela tombe sous le sens, devaient s’aguerrir aux épreuves et aux fléaux, il n’était donc pas malvenu qu’ils endurent stoïquement la faim; aux fournisseurs, aux entrepreneurs, à tous les autres braves citoyens de l’heureuse Servilie, on pouvait toujours dire que le montant de leurs créances n’avait pu être inscrit au budget de l’État cette année-là. Mais ce n’était pas facile pour les ministres qui, eux, étaient bien obligés de payer s’ils voulaient avoir bonne réputation et bonne presse. Ce n’était pas facile non plus pour une foule d’autres choses prioritaires, et il y en avait, qui passaient bien avant l’intérêt du pays.
Les ministres se donnèrent bien du tracas; l’idée leur vint qu’il fallait relancer l’économie, raison pour laquelle ils décidèrent d’endetter substantiellement le pays; mais contracter cet emprunt impliquait des dépenses non négligeables pour les séances de l’Assemblée et les voyages ministériels à l’étranger, aussi résolurent-ils, pour couvrir ces frais, de retirer des caisses de l’État toutes les sommes que les personnes privées y avaient déposées; ainsi viendraient-ils en aide à la patrie, qui gémissait dans la misère.
La confusion gagna tout le pays: certains journaux parlaient de crise ministérielle, d’autres prétendaient que le gouvernement avait déjà achevé favorablement la négociation du prêt, d’autres encore disaient et l’un et l’autre; quant aux gazettes du pouvoir, elles écrivaient que jamais le pays n’avait été aussi prospère.
On se mit à disserter tant et plus de l’emprunt salvateur; on en débattait à longueur de colonnes dans les journaux. De tous côtés, on se passionna pour cette affaire; il s’en fallut de peu qu’on n’en vînt à cesser complètement toute activité. Commerçants, négociants, fonctionnaires, retraités, hommes d’Église, tous se consumaient dans une attente fiévreuse. De toutes parts et en tous lieux, on ne faisait qu’épiloguer, poser mille questions, se perdre en conjectures sur le sujet.
Les ministres couraient aux quatre coins du pays, ici c’était l’un, là c’était l’autre, ailleurs il en venait deux ou trois ensemble. L’Assemblée, qui tenait séance, débattait et délibérait elle aussi; finalement, les députés donnèrent leur accord pour que le prêt fut conclu à n’importe quel prix et rentrèrent chacun chez soi, tandis qu’une insatiable curiosité dévorait l’opinion publique.
Si deux amis se croisaient dans la rue, aussitôt, sans même se dire bonjour:
— Ça en est où, cet emprunt?
— Je ne sais pas!
— Ils négocient?
— Pour sûr!
Les membres du cabinet multipliaient toujours plus les déplacements dans les pays étrangers.
— Le ministre est rentré?
— C’est ce que j’ai entendu.
— Qu’est-ce que ça a donné?
— Quelque chose d’avantageux, je suppose!
Jusqu’au jour où, enfin, les gazettes du pouvoir (le gouvernement avait toujours un certain nombre de journaux, plus exactement un — ou deux — par ministre) annonça que le cabinet avait mené à leur terme les négociations engagées avec un consortium étranger et que les résultats en étaient très avantageux.
«Nous sommes en état de confirmer, de source sûre, que le prêt doit être signé d’un jour à l’autre et les fonds transférés dans le pays.»
Les gens se calmèrent quelque peu; sur ce, les journaux du gouvernement firent savoir que le fondé de pouvoir du consortium bancaire, M. Horije, viendrait dans les deux ou trois jours en Servilie, où il signerait le contrat.
Tout le monde se mit alors à ferrailler, en paroles et par écrit; on se posait mille questions, on s’impatientait, on s’énervait, à l’aflut de la moindre nouvelle, on misait tout son espoir sur ce seul étranger, dont on comptait bien qu’il sauverait le pays; l’excitation était à son comble.
On ne parlait plus de rien d’autre, on ne pensait plus à rien d’autre qu’au fameux Horije. Quand le bruit courut qu’il était arrivé et qu’on apprit où il logeait, une foule de curieux, hommes et femmes, jeunes et vieux, se rua à son hôtel, s’y précipitant avec une telle frénésie que les plus vieux et les moins costauds furent piétinés et tout contusionnés.
Par hasard, un étranger, un simple voyageur, passa dans la rue; aussitôt, un quidam en apostropha un autre:
— Tiens, tiens! un étranger! dit-il avec des mimiques et un regard entendus qui signifiaient: «Ça ne serait pas Horije?»
— Ça ne serait pas lui? répondit l’autre.
— Hm, c’est bien ce qu’il me semble.
Ayant observé l’étranger sous toutes les coutures, ils en vinrent à la conclusion que c’était bien lui. Ils racontèrent ensuite à qui voulait les entendre qu’ils avaient vu Horije; la nouvelle s’ébruita et se propagea si vite dans toutes les couches de la société qu’à peine une ou deux heures plus tard, toute la ville affirmait avec certitude qu’il était là, que des gens l’avaient personnellement vu et lui avaient parlé. La police s’affaira confusément dans tous les coins, les ministres affolés couraient dans tous les sens pour le trouver et lui présenter leurs respects.
On ne le trouva pas.
Le lendemain, les journaux démentirent la nouvelle, diffusée la veille, de l’arrivée de Horije.
L’anecdote suivante révèle les proportions que prirent les événements.
Un jour, je me rendis à la gare fluviale; un navire étranger était en train d’accoster.
Une fois la manœuvre terminée, les passagers commencèrent à débarquer. Je bavardais avec l’une de mes connaissances lorsque, subitement, une multitude de gens confluèrent vers le bateau avec une telle violence qu’ils faillirent me flanquer par terre.
— Que se passe-t-il?
— C’est qui? se demandaient-ils les uns aux autres.
— C’est lui! se répondaient-ils.
— Horije ?
— Oui, il est arrivé!
— Où ça? Où ça? murmurait la foule.
On se poussait, on se bousculait, on tendait le cou, on écarquillait les yeux, on se chamaillait; chacun voulait s’approcher le plus près possible.
Effectivement, je repérai un étranger qui suppliait, implorait qu’on le laissât car il avait à faire de toute urgence. C’est tout juste s’il pouvait parler, gémir plus exactement, pressé et écrasé qu’il était par la masse des curieux.
La police comprit aussitôt en quoi consistait son véritable devoir et courut annoncer l’arrivée de l’étranger au président du Conseil, aux membres du gouvernement, au maire, au chef de l’Église et aux autres hauts dignitaires du pays.
Peu après, des voix s’élevèrent dans la foule:
— Les ministres! Les ministres!
Et en effet ils firent leur apparition, accompagnés des hauts dignitaires de Servilie au grand complet. Chacun arborait sa tenue de cérémonie et, dans son intégralité, son fourniment d’écharpes et de médailles (dans les circonstances ordinaires, on ne portait pas toutes ses décorations mais seulement quelques-unes). La foule se scinda en deux, laissant l’étranger seul au milieu, tandis que du côté opposé arrivaient les ministres, marchant à sa rencontre.
S’arrêtant à distance respectueuse, ils se découvrirent et s’inclinèrent jusqu’à terre. La multitude en fit autant. Quant à lui, il avait l’air hagard, effaré, et en même temps passablement surpris; pourtant il ne bougeait pas, il restait debout, immobile, telle une statue. Le président du Conseil s’avança d’un pas et commença:
— Honorable étranger! L’histoire marquera d’une pierre blanche le jour de ta venue dans notre pays car cette venue mémorable fait date dans notre vie publique, ta venue apporte un avenir radieux à notre chère Servilie. Au nom du gouvernement tout entier et du peuple tout entier, je salue en toi notre sauveur et je t’acclame: vivat!
Les «Vivat! Vivat!» lancés par des milliers de gorges déchirèrent l’atmosphère.
À la suite de quoi, le chef de l’Église entonna des cantiques et les cloches carillonnèrent dans tous les clochers de la capitale du beau pays de Servilie.
Quand cette partie de la réception officielle fut à son tour terminée, les ministres, le sourire obligeant et le geste obséquieux, s’approchèrent de l’étranger pour lui serrer la main à tour de rôle; l’assistance recula d’un pas et resta là, le couvre-chef à la main et la tète baissée; le président du Conseil se chargea de sa valise qu’il prit avec vénération dans ses bras; le ministre des finances empoigna la canne de l’illustre étranger. Ils tenaient ces objets comme si c’étaient des reliques. La valise, il faut bien le dire, en était une, car s’y trouvait certainement le fatidique contrat; plus exactement, ne s’y trouvait ni plus ni moins que l’avenir, l’avenir radieux de tout un pays. C’est pourquoi le président du Conseil, conscient de son geste, avait un air altier, solennel, transfiguré, car c’était l’avenir de la Servilie qu’il tenait entre ses mains. Le chef de l’Église, en homme gratifié par Dieu d’une belle âme et d’un grand esprit, avait lui aussi tout de suite saisi l’importance de ladite valise: sous sa houlette, tous les dignitaires religieux firent cercle autour du président et ils entonnèrent des cantiques.
Le cortège s’ébranla. Lui et le ministre des finances venaient en tête, suivis de la valise qu’étreignait le président du Conseil, elle-même entourée par les hauts dignitaires de l’Église et escortée par le peuple nu-tête. On marchait lentement, avec cérémonial, pas à pas; les cantiques résonnaient, les cloches sonnaient, les canons tonnaient. On s’acheminait sans hâte, par la rue principale, vers la résidence du président du Conseil. Tout le monde avait déserté maisons, cafés, églises, bureaux; tout le monde était sorti participer à l’accueil historique de l’illustre étranger. Jusqu’aux malades étaient fidèles au poste; on leur avait fait quitter la chambre afin qu’ils vissent cette célébration exceptionnelle et on avait même transporté les invalides sur des civières; leurs maux s’atténuèrent subitement: penser au bonheur de leur chère patrie les soulageait. Les nourrissons encore au sein ne manquaient pas non plus à l’appel; sans pleurer, ils braquaient sur l’honorable étranger leurs yeux minuscules, comme s’ils sentaient que l’heureux destin qui s’annonçait était en fait le leur.
Le temps que le cortège arrivât chez le président du Conseil, le soir était déjà tombé. Ils portèrent l’étranger à l’intérieur de la maison plutôt qu’ils ne l’y firent entrer, tous les ministres et hauts dignitaires entrèrent à leur tour, et la foule resta dehors à scruter les fenêtres avec avidité ou, tout bonnement, à fixer la façade d’un air ahuri.
Le lendemain, les premières délégations des masses populaires vinrent saluer l’illustre visiteur. Dès l’aube, des charrettes remplies à ras bord de décorations en tout genre étaient arrivées en grinçant devant la résidence du président du Conseil, à l’intention de l’honorable étranger.
Celui-ci, inutile de le préciser, fut immédiatement désigné président d’honneur du ministère, du conseil municipal, de l’Académie des sciences, de toutes les œuvres de charité et autres associations philanthropiques de Servilie, et il y en avait pléthore — il y avait même une association pour la fondation d’associations. Toutes les villes l’élurent citoyen d’honneur, tous les corps de métier le proclamèrent membre bienfaiteur, et un régiment de l’armée se baptisa «Formidable régiment Horije» en son honneur.
Tous les journaux lui consacrèrent de longs articles, beaucoup publièrent sa photographie. Pour marquer dignement ce grand jour, on accorda à maints fonctionnaires une promotion et à maints policiers, en plus d’une promotion, une décoration; on créa maints services administratifs supplémentaires; on embaucha des fonctionnaires supplémentaires.
La ville entière baigna dans une liesse effrénée pendant deux jours. Fanfare, carillons, coups de canon, chants tonitruants, boisson coulant à flots.
Le troisième jour, malgré la gueule de bois que leur avaient laissée les réjouissances, les ministres durent sacrifier le repos du corps au bonheur de la nation: ils se réunirent en séance plénière pour achever les négociations sur l’emprunt et signer ce contrat historique avec Horije.
En guise d’entrée en matière, ils commencèrent par des questions d’ordre privé. (J’ai oublié de signaler que, pendant les réjouissances, la valise était restée sous bonne garde.)
— Vous avez l’intention de rester longtemps chez nous? demanda le président du Conseil à l’illustre étranger.
— Jusqu’à ce que mon affaire soit réglée, et ça va prendre du temps!
L’expression prendre du temps inquiéta les ministres.
— Vous pensez que cela prendra du temps?
— Certainement. C’est le métier qui veut ça.
— Nous connaissons vos conditions et vous les nôtres, je crois donc qu’il n’y aura pas la moindre difficulté! avança le I ministre des finances.
— Difficulté? dit l’étranger avec appréhension.
— Oui, je crois qu’il n’y en aura pas!
— J’espère bien!
— Alors nous pouvons tout de suite signer le contrat! dit le président du Conseil.
— Le contrat?
— Oui!
— Il est déjà signé; et je vais me mettre en route dès demain; mais, avant toute chose, je tiens à vous exprimer ma gratitude éternelle pour un pareil accueil. À franchement parler, je suis un peu secoué, je ne mesure pas encore tout à fait ce qui m’arrive. Du reste, c’est la première fois que je me trouve dans ce pays, et je n’aurais jamais imaginé, même en rêve, qu’un inconnu comme moi puisse être aussi bienvenu quelque part. Il me semble que je rêve encore.
— Donc, vous avez signé le contrat? s’écrièrent en chœur tous les ministres, transportés.
— Le voilà! dit l’étranger.
Il tira de sa poche une feuille de papier qu’il se mit à lire dans sa langue. C’était un contrat qu’il avait passé avec un négociant en prunes de la Servilie profonde, aux termes duquel celui-ci s’engageait à lui fournir telle quantité de prunes à confiture d’ici à telle date…
Qu’est-ce qu’un pays civilisé et sensé comme la Servilie pouvait faire d’autre que chasser secrètement cet étranger, signataire d’un contrat d’une telle stupidité? Trois jours plus tard, les journaux gouvernementaux faisaient paraître un entrefilet:
«Le gouvernement travaille énergiquement à la conclusion d’un nouvel emprunt, et tout indique qu’une partie des fonds nous sera versée dès avant la fin du mois.»
Les gens s’enquirent un peu de Horije, puis cessèrent de le faire, puis tout redevint comme d’habitude.
—
À bien réfléchir à ce dernier épisode, j’étais décidément séduit par l’harmonie générale qui régnait en Servilie. Non seulement les ministres y étaient sympathiques et capables, mais le chef de l’Église, ceci ne m’avait pas échappé, y était un homme d’esprit, non dénué d’à-propos. Au bon moment, c’est-à-dire au moment fatidique où se jouait le destin du pays, n’avait-il pas eu la présence d’esprit d’entonner des cantiques au-dessus de la valise de ce confiturier, et par là même de contribuer puissamment aux prouesses d’un gouvernement qui ne rechignait pas à la besogne? Œuvrer dans une telle concorde, c’était sûrement un vrai bonheur.
Je décidai aussitôt de me rendre à la première occasion auprès du révérend père pour faire plus ample connaissance avec ce Servilien d’exception.
(fin)
Source: Domanović, Radoje, Au fer rouge, Non lieu, Paris, 2008 (traduit par Ch. Chalhoub).
Servilie (10/12)
Après avoir fait la tournée de tous les ministères, je décidai de poursuivre avec la Chambre des représentants du peuple, laquelle était ainsi qualifiée en vertu d’une habitude dépassée, car en réalité c’était le ministre de la police qui nommait les députés. À chaque changement de gouvernement, on convoquait immédiatement de nouvelles élections, ce qui veut dire qu’il y en avait au moins une fois par mois. Le terme élection signifiait en l’espèce désignation des députés et remontait à l’époque de la société patriarcale, quand le peuple, en plus de ses autres malheurs, avait aussi la fastidieuse obligation de réfléchir et de s’occuper lui-même de choisir ses représentants. Autrefois, on avait bien voté de cette manière primitive, mais la Servilie moderne et civilisée avait simplifié cette procédure idiote qui faisait perdre inutilement son temps. Le ministre de la police, déchargeant la population de ses soucis, choisissait à sa place et nommait les députés; les gens ne gaspillaient plus leurs journées, ne se préoccupaient plus de rien et n’avaient plus à penser. En vertu de quoi, il était naturel de parler d’élections libres.
Les représentants du peuple ainsi élus se réunissaient dans la capitale de Servilie pour délibérer et statuer sur les diverses questions intéressant le pays. Le gouvernement — n’importe lequel, pour peu qu’il fût patriotique, évidemment — faisait en sorte, là aussi, que les débats fussent menés de façon intelligente et moderne. Il endossait, là encore, toutes les responsabilités. Une fois réunis, avant de démarrer leurs travaux, les députés étaient obligés de passer quelques jours dans une classe préparatoire qu’on appelait club. Ils s’y entraînaient à jouer leur rôle du mieux possible.
Tout cela ressemblait aux répétitions d’une pièce de théâtre.
Le gouvernement écrivait lui-même la partition que les représentants du peuple devaient interpréter à l’Assemblée nationale. Le président du club, tel un metteur en scène, était prié de connaître l’œuvre sur le bout des doigts et d’en distribuer les rôles aux élus pour chaque séance publique — en fonction de leurs capacités, naturellement. Il confiait à certains de longs discours, à d’autres de plus courts, aux débutants d’encore plus succincts, et les répliques de quelques-uns se limitaient à un seul mot, «pour» ou «contre». (Ce dernier cas était rarissime et ne se produisait que s’il était prévu de respecter pour une fois la procédure de vote et de compter le nombre de voix pour déterminer quel parti l’avait emporté; mais en réalité, le résultat était décidé bien avant la séance de la Chambre.) Ceux qui étaient inutilisables dans cette distribution jouaient des personnages muets, pour le cas où on devrait voter par assis et debout. Une fois la répartition des rôles bouclée, les députés rentraient chez eux pour se préparer à la séance publique. Je fus époustouflé quand je les vis pour la première fois apprendre leur texte.
Je m’étais levé de bon matin pour aller me promener au parc. Il y avait là une foule d’élèves, petits écoliers du primaire et jeunes garçons du secondaire. Certains déambulaient de long en large en lisant leurs leçons à haute voix: qui son histoire, qui sa chimie, qui son catéchisme, etc. D’autres, deux par deux, se faisaient passer des colles sur ce qu’ils avaient appris. Tout d’un coup, j’aperçus parmi les enfants quelques individus d’âge respectable qui, assis ou marchant eux aussi de long en large, apprenaient quelque chose le nez plongé dans des papiers. Je m’approchai d’un vieil homme en costume national et tendis l’oreille; il relisait sans cesse la même phrase :
— Messieurs les députés, à l’occasion de la discussion de cet important projet de loi, et après l’excellent discours de mon honorable collègue T… M…, dans lequel sont exposés le caractère majeur et les aspects positifs d’une telle législation, je suis amené moi aussi à dire quelques mots qui, justement, complètent dans une certaine mesure l’avis de mon distingué prédécesseur à cette tribune.
Il lut cette réplique plus de dix fois, après quoi il mit son feuillet de côté, releva la tête, ferma à demi les yeux et commença de mémoire:
— Messieurs les députés, apres mon honorable collègue dans lequel est…
Là-dessus, il s’interrompit, fronça les sourcils, garda longuement le silence, tentant de se souvenir, pour finalement reprendre ses feuilles et relire à haute voix la même phrase. Il essaya alors de nouveau de la réciter par cœur, mais sans succès, il se trompa encore. Il eut beau réitérer cette procédure à plusieurs reprises, le résultat ne fit qu’empirer. Le vieux bonhomme poussa un gros soupir et, agacé, repoussa ses papiers; sa tête s’affaissa sur sa poitrine.
Assis sur un banc en face de lui, son livre refermé entre les mains, un écolier débitait son cours de botanique:
— Cette petite plante bénéfique pousse dans les régions marécageuses. La racine en est couramment utilisée comme médicament…
Le vieux bonhomme leva la tête. Quand l’enfant eut fini de réciter, il lui demanda:
— Tu as appris ta leçon jusqu’au bout?
— Oui, jusqu’au bout.
— Puisses-tu rester en pleine santé, petit! Profites-en, tant qu’on est jeune on a de la mémoire, mais quand tu auras mon âge — plus rien!
Je n’arrivais pas du tout à m’expliquer ce que faisaient toutes ces têtes chenues au milieu des enfants, et encore moins ce qu’elles pouvaient bien apprendre. Quelle sorte d’école y avait-il donc en Servilie?
Incapable d’élucider tout seul ce mystère mais dévoré de curiosité, je finis par aller trouver le vieux bonhomme; il ressortit de notre conversation qu’il était député et que, au club, on lui avait assigné un discours, dont il rabâchait peu auparavant la première phrase…
Une fois les leçons apprises venaient les colles, après quoi se tenaient les répétitions. J’eus la chance d’assister à l’une d’elles.
Arrivés au club, chacun des députés prit sa place. Le président du club, entouré des deux vice-présidents, était assis à une table particulière. À côté se trouvait celle des membres du gouvernement et, un peu plus loin, celle des secrétaires du club. L’un d’eux fit d’abord l’appel, puis on entama les travaux proprement dits.
— Que tous ceux qui jouent les rôles de l’opposition se lèvent! ordonna le président.
Quelques-uns se mirent debout.
Le secrétaire en compta sept.
— Où est passé le huitième? demanda le président.
Personne ne se manifesta.
Les députés se mirent à regarder à la ronde, l’air de dire: «Ce n’est pas moi; je ne sais pas qui est ce huitième!»
Les sept aussi se retournaient, cherchant des yeux leur huitième collègue, quand l’un d’eux finit par retrouver la mémoire:
— Eh, mais, il doit jouer quelqu’un de l’opposition, lui, là! s’exclama-t-il.
— Pas du tout! Ce sont des calomnies! répondit le susdit furieux mais en baissant les yeux.
— Alors, qui est-ce? lui demanda le président.
— Je ne sais pas.
S’adressant au secrétaire, le président s’enquit:
— Tout le monde est présent?
— Tout le monde.
— Bon sang, il doit bien être là!
Personne ne se manifesta. Les députés, y compris celui qu’on avait dénoncé, recommencèrent à se retourner dans toutes les directions.
— Celui qui joue le huitième, qu’il fasse signe!
Personne ne fit le moindre signe.
— C’est toi! Pourquoi tu ne te lèves pas? dit le président à celui qu’on soupçonnait.
— C’est lui! C’est lui! s’écrièrent les autres.
Ils poussèrent tous un gros soupir de soulagement, comme si on venait de leur ôter des épaules un lourd fardeau.
Je ne peux pas jouer un opposant, gémit désespérément le fautif.
— Comment ça, tu ne peux pas? demanda le président.
— Que quelqu’un d’autre fasse l’opposition.
— Ça n’a aucune importance, n’importe qui fera l’affaire.
— J’aime être du côté du gouvernement.
— Mais voyons, en vérité, tu l’es, du côté du gouvernement; c’est juste pour la forme, il faut bien que quelqu’un représente l’opposition.
— Je ne veux pas représenter l’opposition, je suis pour le gouvernement.
Le président entreprit de s’expliquer avec lui en long, en large et en travers; il ne le convainquit qu’à grand-peine après que l’un des ministres lui eut promis un beau marché où on pouvait gagner gros.
— Ouf, enfin! s’exclama le président, éreinté et tout en nage. Désormais, le compte y est.
Pendant l’explication que lui et le gouvernement avaient eue avec le huitième homme pour le faire — difficilement — fléchir, les sept autres s’étaient rassis.
— Bon, maintenant, que tous ceux de l’opposition se lèvent! dit le président, satisfait, en s’épongeant le front.
Seul le huitième homme se tenait là, debout.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, où sont donc passés les autres? vociféra le président hors de lui.
— Nous sommes dans le camp du gouvernement! grommelèrent les sept premiers.
— C’est vraiment la pénurie, dans cette opposition! s’écria, accablé, le ministre de la police.
Le silence tomba, un silence pesant, écrasant.
Le ministre reprit, cette fois d’un ton furieux:
— Mais vous y êtes, dans le camp du gouvernement!… Si vous n’y étiez pas, je ne vous aurais jamais choisis! Vous trouvez peut-être que c’est à nous, ministres, de jouer les rôles de l’opposition? Ce n’est pas la peine de venir me voir pour les prochaines élections. Dans vos huit circonscriptions, je laisserai le peuple choisir lui-même, au moins aurons-nous une opposition digne de ce nom!
Finalement, après qu’on se fut longuement expliqué et qu’on eut promis à chacun tout et n’importe quoi, les sept autres acceptèrent aussi d’assumer ces rôles ingrats. À l’un, on avait promis un poste, à l’autre, un revenu confortable, et à tous, une gratification pour l’immense service rendu au gouvernement, lequel tenait à ce que l’Assemblée nationale eût l’air tant soit peu authentique.
Après cet heureux épilogue, le principal obstacle étant levé, le président entreprit de faire répéter leurs répliques aux opposants:
— Quel est ton rôle? demanda-t-il au premier.
— Mon rôle est d’interpeller le gouvernement sur le fait qu’on jette les deniers publics par les fenêtres.
— Quelle sera sa réponse?
— Il répondra qu’il est à court d’argent.
— Et toi, qu’as-tu à dire à cela?
— J’ai à dire à cela que je suis entièrement satisfait de la réponse du gouvernement et que je demande aux députés de l’opposition de se rallier à mon avis.
— Tu peux t’asseoir! dit le président, lui aussi satisfait.
— En quoi consiste ton rôle? demanda-t-il au deuxième.
— Je dois interpeller le gouvernement sur le fait que certains fonctionnaires ont obtenu des postes élevés en sautant les échelons, qu’ils touchent chacun plusieurs gros salaires et de nombreuses indemnités, tandis que d’autres, plus compétents et plus anciens dans le service, restent à des positions inférieures, et n’ont pas eu d’avancement depuis de longues années.
— Bien, et que doit répondre à cela le gouvernement?
— Les ministres diront qu’ils n’ont promu sans respecter les échelons que leurs plus proches parents, ainsi que les gens dont leurs amis intimes ont plaidé la cause, et personne d’autre.
— Et toi, qu’est-ce que tu diras?
— Je dirai que je suis entièrement satisfait de la réponse du gouvernement.
Le président demanda au troisième quel était son rôle.
— Je dois attaquer le gouvernement de la manière la plus cinglante sur le fait qu’il contracte un emprunt à des conditions désavantageuses, alors que la situation financière du pays est déjà difficile.
— Que répondra le gouvernement?
— Il répondra qu’il a besoin d’argent.
— Et toi, qu’est-ce que tu diras?
— Je dirai que d’aussi puissants arguments m’ont totalement convaincu, et que je suis satisfait de la réponse.
— Et toi, qu’as-tu à faire? demanda-t-il au quatrième.
— À interpeller le ministre de la guerre sur le fait que l’année meurt de faim.
— Que dira-t-il?
— Elle n’a rien à manger!
— Et toi?
— Je suis entièrement satisfait.
— Assieds-toi.
Il interrogea de meme les membres restants de l’opposition, puis il passa à la majorité parlementaire.
Ceux qui savaient parfaitement leur rôle furent félicités les autres ne furent pas autorisés à se présenter à la séance de I l’Assemblée.
—
Du fait des circonstances défavorables qui régnaient dans le pays, la représentation nationale fut obligée, lors des premières séances, de procéder à l’examen des points les plus urgents. Le gouvernement, partageant ce sens du devoir, et afin qu’on ne perdît pas son temps en futilités, fit immédiatement inscrire à l’ordre du jour une loi sur l’organisation des forces navales.
Quand j’en entendis parler, je demandai à l’un des députés:
— Vous avez beaucoup de navires de guerre?
— Non.
— Vous en avez combien, en tout?
— Pour l’instant, aucun!
J’en fus interloqué. Il le remarqua, et s’étonna à son tour.
— Qu’est-ce que vous trouvez là de curieux? me demanda-t-il.
— J’ai entendu dire que vous aviez adopté une loi sur…
— Exact, m’interrompit-il, nous l’avons votée; il le fallait, puisque nous n’avions toujours pas de loi sur l’organisation de la flotte.
— La Servilie s’étend donc jusqu’à la mer?
— Pas pour l’instant.
— Mais alors, à quoi bon cette loi?
Cela fit rire le député, qui précisa:
— Il fut un temps, monsieur, où notre pays avait deux frontières maritimes. Or, notre idéal national est de faire de la Servilie ce qu’elle fut autrefois. Nous y travaillons, voyez-vous.
— Ah, mais ça change tout… dis-je sur un ton d’excuse. Je comprends, maintenant; permettez-moi de vous dire que la Servilie deviendra assurément une grande et puissante nation, et qu’elle le restera aussi longtemps qu’elle sera choyée avec un tel dévouement et qu’elle sera dirigée avec autant de discemement et de patriotisme qu’aujourd’hui!
Servilie (8/12)
Bien que ma première intention fût d’aller voir le ministre de l’instruction publique, les derniers et regrettables événements me donnèrent l’envie de savoir ce qu’en pensait le ministre de la guerre; je me rendis donc chez lui le jour même.
Le ministre, un homme chétif et minuscule à la poitrine creuse, aux petites mains étroites, venait juste de terminer sa prière quand il me reçut.
Dans son bureau flottait comme une odeur d’église, myrrhe et encens mélangés, et sur sa table s’amoncelaient de vieux livres pieux aux pages déjà jaunies.
Je crus d’abord m’être adressé par erreur à quelqu’un d’autre, mais l’uniforme d’officier de haut rang que portait le ministre était la preuve que je ne m’étais pas trompé.
— Excusez-moi, monsieur, dit-il doucement d’une voix grêle et délicate, je viens juste de terminer ma prière. J’ai l’habitude d’en faire une à chaque fois que je me mets au travail; c’est d’autant plus justifié par les temps qui courent, à cause des derniers et regrettables événements au sud de notre cher pays.
— S’ils continuent leurs incursions, cela peut bien aller jusqu’à la guerre? demandai-je.
— Non, non, il n’y a aucun danger.
— Mais je suppose, monsieur le ministre, que le danger est déjà bien présent, s’ils tuent et pillent quotidiennement dans toute une partie de votre pays?
— Ils tuent, c’est exact; mais nous ne saurions être aussi peu civilisés, aussi rustres que…
Le discours de M. le ministre prit subitement une tournure inattendue:
— Il fait froid ici, comme s’il y avait un courant d’air. J’ai beau dire et répéter au factotum que la température de mon bureau doit toujours être de seize degrés et demi, rien n’y fait…
Il sonna le préposé.
Celui-ci entra et s’inclina; ses décorations lui tintèrent sur la poitrine.
— Ne vous ai-je pas dit, au nom du ciel, qu’il devait y avoir une température constante de seize degrés et demi dans mon cabinet? Or il fait froid ici; il doit y avoir un courant d’air; c’est tout juste si on ne gèle pas!
— Monsieur le ministre, le thermomètre indique dix-huit degrés! dit le factotum poliment avant de s’incliner.
— Bon, alors ça va, répondit le ministre satisfait de cette réponse. Vous pouvez disposer, si vous le souhaitez.
Le préposé s’inclina de nouveau profondément et sortit.
— Cette maudite température me donne bien du souci, je vous assure; or c’est un point capital pour l’armée. Si la température n’est pas comme il faut, l’armée ne vaut rien… J’ai passé ma matinée à préparer une circulaire à toutes les autorités militaires… Tenez, je vais vous la lire:
«Ces derniers temps, les incursions des Anoutes dans le sud de notre pays se sont multipliées; j’ordonne donc par la présente ce qui suit: chaque jour, ensemble et sous les ordres de leur commandement, les soldats prieront le Très-Haut pour le salut de notre chère et bien-aimée patrie, dont le sol est imbibé du sang de nos illustres ancêtres. C’est l’aumônier du régiment qui choisira la prière la plus appropriée, mais il faudra ajouter à la fin: “Que le Seigneur miséricordieux accorde le paradis éternel à nos compatriotes, ces hommes braves, paisibles et justes, qui sont tombés victimes des violences bestiales de ces brutes d’Anoutes! Que Dieu pardonne à ces justes épris de la patrie! Qu’ils reposent en paix dans la terre de Servilie, qu’ils ont aimée avec ardeur et dévouement! Gloire à eux!” Ces phrases devront être prononcées en même temps par tous les soldats et tous leurs supérieurs, mais sur un ton plein de dévotion et de piété. Ensuite, tous devront se redresser, relever la tête avec orgueil et fierté, comme il sied aux courageux fils de notre pays, et s’exclamer trois fois d’une voix de tonnerre, au son de tambours et trompettes: “Vive la Servilie, à bas les Anoutes!” Il faudra veiller à respecter soigneusement ces consignes, car le bien de notre patrie en dépend. Une fois tout cela accompli sans accroc, quelques détachements portant drapeau défileront triomphalement à travers les rues, où la fanfare fera retentir des airs martiaux; les soldats devront marteler le pavé au point que le cerveau leur cogne dans le crâne à chaque pas. L’affaire étant urgente, la présente requiert de votre part exécution sans délai et avec exactitude, après quoi vous soumettrez un rapport circonstancié… En même temps, je donne l’ordre le plus strict d’accorder une attention particulière à la température des casernes, afin de satisfaire cette condition des plus essentielle au développement harmonieux de nos forces armées.»
— L’initiative ne manquera pas d’être couronnée de succès si la circulaire arrive à temps? dis-je.
— Il me fallait agir vite, aussi l’ai-je fait télégraphier; Dieu merci, elle a été transmise à temps, une bonne heure avant votre arrivée. Si je ne m’étais pas dépêché de l’expédier par ce moyen rationnel, un tas d’événements tout à fait fâcheux auraient pu se produire.
— Vous avez raison! opinai-je pour dire quelque chose, bien que je n’eusse pas la moindre idée de ce qui aurait bien pu se produire de si fâcheux.
— Oui, cher monsieur, j’ai raison. Si, en tant que ministre de la guerre, je n’avais pas agi de la sorte, n’importe quel commandant des régions sud aurait pu faire appel à nos divisions pour secourir nos compatriotes par la force des armes, et verser le sang des Anoutes. Tous nos officiers pensent d’ailleurs que c’est la meilleure façon de s’y prendre, mais ils refusent de réfléchir un peu plus et de considérer la situation de plusieurs points de vue. Tout d’abord, nous, le gouvernement actuel, nous voulons une politique étrangère de paix et de piété, nous ne voulons pas être inhumains vis-à-vis de nos ennemis; qu’eux-mêmes se comportent d’une manière si bestiale à notre égard, Dieu le leur fera payer par de perpétuels tourments dans le feu de l’enfer, où ils iront grincer des dents pour l’éternité. Le deuxième élément également d’importance, mon cher monsieur, est que le gouvernement actuel ne bénéficie pas du soutien populaire: l’armée nous est donc surtout nécessaire pour nos affaires de politique intérieure. Par exemple, si une commune est aux mains des gens de l’opposition, il faut avoir recours aux troupes en armes pour punir ces traîtres à la patrie et remettre le pouvoir aux mains de quelqu’un qui soit notre homme…
Le ministre toussota et j’en profitai pour dire:
— Tout cela est exact, mais… et si les incursions des bandes d’Anoutes devaient prendre de plus amples proportions?
— Eh! dans ce cas, nous aussi, nous prendrions des mesures plus sévères.
— En l’occurrence, à quoi pensez-vous, monsieur le ministre, si je peux me permettre de vous le demander?
— À des mesures plus sévères, mais prises avec tact, après mûre réflexion. L’ordre serait donné sans attendre que de fermes résolutions soient adoptées une fois encore dans tout le pays; si, par extraordinaire, cela devait ne pas suffire, alors nous serions bien obligés de lancer rapidement, sans perdre une minute, un nouveau journal patriotique, d’orientation exclusivement patriotique, qui serait truffé d’articles incisifs, voire mordants, contre les Anoutes. Enfin, Dieu nous garde de devoir en arriver là!
Le ministre baissa humblement la tête et se mit à faire des signes de croix; ses lèvres pâles et décharnées marmonnaient de ferventes prières.
Pour ma part, je ne fus aucunement envahi par cette pieuse béatitude, mais n’en commençai pas moins à me signer moi aussi, par pure sociabilité; des idées bizarres m’assaillirent: «Drôle de pays! Là-bas les gens meurent, ici le ministre de la guerre concocte des prières et cogite à une publication patriotique! Leur armée est disciplinée et courageuse, d’innombrables guerres en attestent: pourquoi ne pas déployer un bataillon sur la frontière pour faire barrage au danger que représentent ces bandes d’Anoutes?»
Le ministre interrompit le cours de mes pensées:
— Vous êtes peut-être surpris par la teneur de mon plan, monsieur?
— C’est le cas de le dire! dis-je mécaniquement.
Je me repentis aussitôt de cette remarque irréfléchie.
— Vous n’êtes pas assez éclairé sur cette affaire, mon cher. L’essentiel ici n’est pas de garantir l’intégrité du pays, mais de garantir la longévité du cabinet. L’équipe précédente a tenu un mois, nous n’allons quand même pas essuyer la honte de tomber quand nous n’en sommes qu’à deux ou trois semaines! Notre position est sans cesse ébranlée, nous devons donc user de tous les moyens pour nous maintenir le plus longtemps possible.
— Et comment vous y prenez-vous?
— Comme les autres avant nous! Nous faisons chaque jour des surprises, nous organisons des célébrations, et maintenant que nous sommes en fort mauvaise posture, nous allons devoir inventer un complot. Ça, au moins, ce n’est pas difficile chez nous. Et les gens ont pris le pli, c’est l’essentiel: pour peu qu’on s’abstienne pendant quelques jours d’utiliser ce redoutable instrument de répression contre l’opposition, aussitôt tout le monde s’enquiert (bien qu’en principe l’obéissance servile soit de règle): «Alors, alors, toujours pas de complot?» Ainsi donc, du fait de ces surprises, de ces célébrations, de ces complots, nous avons constamment besoin de l’armée pour nos affaires intérieures. Que là-bas les gens meurent, c’est secondaire, cher monsieur; j’ai d’autres priorités. Se battre avec les Anoutes serait à l’évidence une imbécillité et j’ai de meilleurs services à rendre au pays. Tout bien considéré, il me semble que votre avis sur la situation n’est pas très original; hélas, nos officiers et l’ensemble de nos soldats pensent comme vous; mais nous, les membres de l’actuel cabinet, nous regardons les choses avec plus de clairvoyance et de pondération!
— À quoi donc l’armée peut-elle mieux servir qu’à défendre le pays, à défendre ces familles là-bas dans le Sud, qui pâtissent des exactions étrangères? Car cette même région, monsieur le ministre, fait enrôler ses fils, et le fait volontiers, parce qu’elle en attend, de ses fils et de son armée, un soutien, dis-je sur un ton plutôt virulent.
Je n’aurais pas dû tenir ces propos mais on se met parfois à marcher sur la tête, jusqu’à dire et faire n’importe quoi.
— Vous croyez que nos troupes n’ont rien de mieux à faire, monsieur? me tança le ministre sans élever la voix.
Hochant la tête d’un air de reproche, navré et vaguement indigné, il me toisait de la tête aux pieds. Il répéta, dans un soupir affligé:
— Vous croyez?
— Mais, je vous prie… commençai-je.
Qui sait ce que j’aurais dit — je ne le sais pas moi-même s’il ne m’avait interrompu en haussant le ton, énonçant avec importance une question grave et qui se voulait définitive:
— Et les parades, alors?
— Quelles parades?
Le placide et componctueux ministre s’énerva quelque peu:
— Comment peut-on encore poser la question? Et dire qu’il s’agit de quelque chose de capital dans le pays!
— Excusez-moi, je ne savais pas, dis-je.
— Vous ne saviez pas?… Vous plaisantez! Et moi qui ne cesse de vous le répéter: il faut des célébrations, il faut des parades, les importantes surprises que nous organisons l’exigent! Comment pourrait-on faire tout cela sans armée? Pour l’instant au moins, c’est sa tâche principale. Les bandes ennemies peuvent bien continuer leurs raids, ce n’est pas si grave; en revanche, il est essentiel que nous paradions dans les rues au son du clairon; et si les menaces de l’étranger devaient prendre des proportions démesurées, le ministre des relations extérieures finirait bien par s’en inquiéter, à supposer qu’il ne soit pas, incidemment, pris par ses tâches domestiques. Le pauvre homme a en effet une assez nombreuse progéniture, et pourtant l’État prend soin de ses serviteurs méritants. Les fils de mon collègue des relations extérieures sont très mauvais élèves, vous savez; que pouvait-on faire d’autre que leur accorder une bourse d’études? C’est une décision juste; d’ailleurs ses filles aussi bénéficieront du soutien de l’État: elles se verront attribuer une dot constituée sur les deniers publics, ou alors on donnera à leur époux un bon poste, qu’il ne pourrait jamais obtenir autrement, bien entendu.
— Je vois que vous savez apprécier les mérites! dis-je.
— C’est une qualité incomparable de notre pays. En cela nous sommes hors pair. La puissance publique, généreuse, prend toujours soin de la famille d’un ministre, qu’il soit bon ou mauvais. Je n’ai pas d’enfants, mais l’État va envoyer la sœur de ma femme étudier la peinture.
— Mademoiselle la sœur de votre épouse est douée?
— Jusqu’à présent, elle n’a jamais rien peint; mais, qui sait, on peut espérer quelque succès. Son mari, mon beau-frère, ira avec elle; lui aussi a bénéficié d’une bourse. C’est un garçon très sérieux et très travailleur, sur qui l’on peut fonder de grandes espérances.
— Il s’agit d’un jeune couple?
— Encore jeune, oui, ils sont bien conservés; mon beau-frère a soixante ans, et ma belle-sœur autour de cinquante-quatre.
— Monsieur votre beau-frère est certainement versé dans la science?
— Oh, et comment! Il est marchand de quatre-saisons mais lit volontiers des romans; et il dévore les journaux, comme on dit. Il les lit tous sans exception et a déjà lu plus de vingt feuilletons et romans. Nous l’avons envoyé étudier la géologie.
Le ministre se tut, réfléchit un moment et se mit à tortiller un chapelet pendu à son épée.
Son beau-frère et sa belle-sœur ne m’intéressaient guère, aussi lui rappelai-je le fil de notre discussion:
— Vous parliez de surprises, monsieur le ministre?
— Ah oui, c’est vrai, j’ai un peu dévié la conversation vers des sujets accessoires. Vous avez raison. Nous avons préparé une grosse surprise, qui devrait avoir un impact politique considérable.
— Ce sera sûrement quelque chose de très marquant. Et on ne peut rien en savoir à l’avance? demandai-je avec curiosité.
— Mais voyons, pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas? Toute la population est déjà prévenue, elle prépare les réjouissances et s’attend à tout instant à cet événement capital.
— Ce sera en quelque sorte un heureux concours de circonstances pour le pays?
— Exceptionnellement heureux. Le peuple entier se réjouit, il rend un vibrant hommage au gouvernement pour sa direction avisée et patriotique. Plus rien ne compte aujourd’hui chez nous, on ne parle plus que de la chance qui va bientôt nous sourire.
— Et bien entendu tout a été fait pour que, à coup sûr, la chance sourie?
— Nous n’avons pas encore d’idée bien arrêtée sur la question, mais nous n’excluons pas la possibilité que, effectivement, le hasard fasse bien les choses. Vous connaissez certainement cette vieille, très vieille histoire: au peuple qui grondait, les autorités d’un pays annoncèrent l’arrivée imminente d’un grand Génie, autant dire le Messie, qui allait sauver la patrie des dettes, de la gestion déplorable des affaires publiques, des maux et misères de l’existence, pour la mettre sur la bonne voie et la conduire vers un avenir meilleur. Et effectivement, les citoyens, mécontents de leur gouvernement et exaspérés par son administration calamiteuse, retrouvèrent leur calme et la liesse s’empara de tout le pays… Vous n’avez jamais entendu cette vieille histoire?
— Non, jamais, mais elle est fort intéressante. Et alors, que s’est-il passé?
— Comme je vous le disais, la joie, la liesse déferla sur le pays tout entier. Le peuple, réuni en grande assemblée plénière, décida qu’on achèterait, grâce à de riches subsides, de vastes domaines pour y édifier de nombreux palais, sur lesquels on ferait inscrire: «Le peuple, à son bon Génie et sauveur». Aussitôt dit, aussitôt fait, en un rien de temps tout fut arrangé, on n’attendait plus que le Messie. Ils avaient même choisi, par un vote à main levée et au suffrage universel, le nom de leur sauveur.
Le ministre s’arrêta pour reprendre son chapelet qu’il se mit à égrener tranquillement.
— Et le Messie s’est manifesté? demandai-je.
— Non.
— D’aucune façon?
— Non, d’aucune façon, j’imagine! dit le ministre avec indifférence.
Il avait l’air de raconter cette histoire contre son gré.
— Pourquoi?
— Allez savoir!
— Il ne s’est rien passé, rien de spécial?
— Non, rien.
— C’est bizarre! dis-je.
—Au lieu du Messie, ils ont eu cette année-là une tempete de grêle et toutes les récoltes ont été dévastées! dit le ministre imperturbable, les yeux fixés sur son chapelet d’ambre.
— Et le peuple? demandai-je.
— Quel peuple?
— Mais celui du pays dont parle cette histoire passionnante!
— Rien! dit le ministre.
— Absolument rien?
— Qu’y pouvait-il!… Le peuple reste le peuple!
— C’est stupéfiant! dis-je.
— Bah! à vrai dire, le peuple en a quand même bien profité.
— Bien profité?
— C’est évident!
— Je ne vois pas!
— C’est pourtant simple… Le peuple a vécu, ne serait-ce que quelques mois, dans la joie et le bonheur.
— C’est exact! dis-je, un peu honteux de n’avoir pas su saisir immédiatement une telle évidence.
La conversation roula encore sur un certain nombre de sujets; entre autres choses, M. le ministre me signala qu’on allait justement promouvoir, à cette même date, à l’occasion de l’heureux hasard dont nous avions parlé, quatre-vingts généraux.
— Et combien y en a-t-il, aujourd’hui? demandai-je.
— Un certain nombre, Dieu merci, mais nous sommes obligés de procéder à ces nominations, il y va de la réputation du pays. Ecoutez seulement comment cela sonne: quatre-vingts généraux en un seul jour.
— Cela en impose, dis-je.
— Absolument. Le principal, c’est de déployer toute la pompe possible et de faire le plus de bruit possible!