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Mer morte (1/5)

À l’instant précis où je m’asseyais pour écrire cette nouvelle, l’image de feue ma tante, l’épouse de mon oncle paternel, s’est imposée à moi. Exactement telle que cette malheureuse était de son vivant. Flottant dans une blouse jaunâtre de drap pelucheux qu’on aurait dit taillée pour quelqu’un d’autre. Portant une jupe trop courte de même étoffe sous un tablier bleu à fleurs jaunes, elles aussi. Des babouches aux pieds, brodées au fil jaune naturellement, trop grandes de cinq bons centimètres. Un foulard jaune foncé noué sous le menton. La mine lugubre, le visage tout ridé, le teint jaune; les yeux pratiquement de la même couleur, exprimant une perpétuelle inquiétude; un sanglot toujours en suspens sur ses lèvres minces, un peu violacées. Pourtant, je ne l’ai jamais vue pleurer. En revanche, je l’entends encore soupirer, ronchonner, pousser des oh et des ah, sans cesse habitée par quelque pressentiment, par la crainte de tout et de n’importe quoi. Elle avait le dos un peu voûté, les épaules maigrichonnes, la poitrine creuse. Les mains glissées dans la ceinture de son tablier, elle fourgonnait aux quatre coins de la maison, inspectant la moindre bricole, subodorant partout la catastrophe. Qu’elle avisât un vulgaire caillou dans la cour, elle voyait aussitôt péril en la demeure.

— Hou là là!… Si jamais le petit fait un faux pas, il va se cogner la tête sur ce caillou! se fendre le crâne! grinchait-elle l’air désespéré, avant d’enlever la pierre de la cour.

À peine étions-nous à table pour le déjeuner, elle me disait immédiatement:

— Mange lentement, tu pourrais avaler un bout d’os, tu serais tout éventré!

Qu’un visiteur partît de chez nous à cheval, elle l’accompagnait de ses funestes prophéties, les doigts glissés sous la ceinture:

— Hou là là! Fais bien attention! Avec ce diable de cheval, la moindre incartade et te voilà les quatre fers en l’air, l’échine brisée!

En voiture, elle prévoyait mille dangers et les énumérait tous, grommelant, peureuse et inquiète: «Hou là là, un seul écart du cheval et la voiture va verser!… Une fois dans le fossé, il sera trop tard pour faire attention et écarquiller les yeux!» Que la malheureuse aperçût un gamin un bâton à la main, aussitôt: «Qu’il tombe seulement et il va s’arracher les yeux sur ce bâton pointu.» Si un membre de la maisonnée devait aller se baigner dans la rivière, une heure durant on l’entendait se plaindre: «Les eaux se seront infiltrées, la rive va s’ébouler, et lui allez hop au fond de l’abîme, on n’aura que nos yeux pour pleurer! Hou là là!… L’eau est plus diabolique que les flammes. Aspiré par les profondeurs, noyé sur l’heure.» Combien de fois ne m’est-il pas arrivé, quand j’étais enfant, de me tenir tout simplement devant la maison et d’entendre alors ma tante se lancer dans ses funestes grognonneries, les mains sous la ceinture: « Hou là là !… Où ne va-t-il pas se fourrer, qu’une tuile lui dégringole sur la tête, paf, et le voilà mort sur le coup! » Quand elle m’envoyait à l’épicerie du village, juste en face de chez nous, acheter de menues provisions pour trois sous, elle m’accompagnait de ses conseils de sagesse et de prudence: «Fais attention en descendant l’escalier, ne marche pas le nez en l’air, regarde bien où tu mets les pieds. Si jamais tu trébuches, tu risques de tomber raide mort!… Chez le Turc (c’est comme ça qu’elle appelait l’épicier, un bien brave homme du reste, à l’unique motif qu’il chassait de sa cour à coups de trique nos cochons qui saccageaient son potager), méfie-toi, qu’il n’aille pas t’offrir des friandises! Il y aura mis du poison, tu seras foudroyé sur place.» Quoi qu’on fît, ou qu’on ne fît pas, il fallait toujours que feue ma chère tante y vît quelque danger. Qu’on dormît — Hou là là! Qu’on bût de l’eau — Hou là là!… Qu’on restât assis — Hou là là! Qu’on allât quelque part, encore ce sinistre et funeste hou là là!

Un dimanche, mon oncle s’apprêtait à partir à l’église.

— Hou là là! fit ma tante, les mains passées sous la ceinture.

— Qu’est-ce qu’il y a? demanda mon oncle.

— Hou, hou là là là là!

— L’église n’est quand même pas la guerre pour que tu te lamentes et me regardes comme si j’allais à la potence et non dans la maison de Dieu!

Les doigts glissés dans la ceinture de son tablier, ronchonnant tant et plus, ma tante jeta à mon oncle un regard plein de noirs pressentiments, au bord du désespoir; pour toute réponse, elle lâcha un amer et profond soupir.

— Qu’est-ce qui te prend, tu as perdu la tête?

La tante chuchota en soufflant de toutes ses forces (elle parlait toujours de cette façon bizarre, paix à son âme!):

— Un haïdouk qui surgirait des bois et crac, un coup de couteau!

— Un haïdouk en plein jour! Même en pleine nuit, il n’y en a plus, aussi loin que je me souvienne!

— Ce n’est pas un jour comme les autres… Tu vas te faire capturer, entraîner dans les bois, écorcher comme un lapin… Hou là là!…

Mon pauvre oncle, complètement interloqué — je m’en souviens comme si c’était hier —, sortit avec humeur. Les mains sous la ceinture, ma tante le suivit d’un œil accablé d’obscures prémonitions, pour finalement grommeler entre ses dents à sa manière inimitable:

— Tu vas te faire égorger comme un agneau!… Hou là là!

Eh oui, telle était feue ma tante, cette brave femme pleine de bon sens. À l’heure où j’écris ces lignes, c’est comme si je la voyais de mes yeux et que j’entendais ses grognonneries funestes.

Si la pauvre était en vie, il ne fait aucun doute qu’elle trouverait dans mon récit, avec consternation, des dangers par milliers: au détour de chaque phrase, de chaque mot, de chaque lettre. Je l’entends d’ici me prédire toutes sortes de malheurs et marmonner dans sa barbe, de sa voix à nulle autre pareille: «Hou là là!… Ils vont envoyer la police t’arrêter sur-le-champ!…»

«Hou là là!… t’arrêter sur-le-champ!…» comme dirait feue ma tante. Se souvenir de ses chers et bien-aimés défunts, c’est bien joli, et à cet égard je mérite décidément d’être félicité, mais à la fin des fins, on est en droit de s’interroger: quel est le rapport entre feue ma tante et cette histoire?

Pour être honnête, je me pose moi aussi la question: bigre, quel rapport peut-il bien y avoir entre ma tante et toute cette histoire? Autant qu’entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Mais bon, il faut ce qu’il faut, et puis est-ce qu’on nous demande notre avis? Chez nous au moins, grâce à Dieu, une saine habitude qui n’existe nulle part ailleurs veut qu’on fasse tout à l’envers, comme il ne faut pas, sans rime ni raison. Comment pourrais-je alors prétendre un seul instant que, dans ce pays où rien n’a de sens, seule mon histoire en a? Allons donc, quand on a un destin si merveilleux, les choses peuvent bien continuer comme elles vont.

«Hou là là! » comme dirait ma tante.

Mais, quand on y réfléchit bien (à supposer bien sûr qu’il y ait des gens qui pratiquent ce genre de sport à haut risque), on doit reconnaître à feue ma tante une plus grande envergure.

Imaginez seulement toutes les bêtises qu’elle a bien pu me fourrer dans le crâne!

À de nombreux égards, tout notre «cher pays qui a tant souffert» ressemble à feue ma tante.

Quand j’étais enfant, avant que je n’aille à l’école, c’est ma pauvre tante qui m’élevait, en femme de bon sens naturellement, sans me taper dessus. Plus tard, les programmes scolaires des classes primaires jusqu’aux dernières, se sont avérés absolument parfaits: je reste convaincu que ma chère tante avait la plus haute influence au Conseil de l’enseignement. C’est dire que l’école a été le prolongement de l’éducation que m’avait donnée ma tante, avec juste une touche supplémentaire de perfection: les coups de trique.

Je dois reconnaître que l’école a été bien pire et autrement plus dure que ma tante. Déjà l’abécédaire nous distillait des leçons de bonne conduite:

«L’enfant sage rentre de l’école sans s’attarder, calmement, pas à pas, les yeux baissés, sans tourner la tête à droite à gauche. Quand il arrive chez lui, il pose avec soin ses cahiers, baise la main des grandes personnes et s’assied à sa place.

«Quand il quitte la maison pour aller à l’école, il fait de même: il marche calmement, pas à pas, les yeux baissés et, aussitôt arrivé à l’école, pose ses cahiers, s’assied gentiment à sa place et met ses menottes bien à plat sur son pupitre.»

Vous voyez d’ici le bon petit écolier: fluet, bien tranquille, ses cahiers dans la main droite, le doigt de la main gauche sur la couture du pantalon; l’air docile, la tête inclinée vers le sol (en bonne petite tête bien pleine), il regarde si attentivement où il met les pieds que son minois en prend une expression cocasse; il avance, c’est-à-dire il déplace ses petits petons centimètre par centimètre; il ne tourne la tête ni à droite ni à gauche, bien qu’autour de lui les gens grouillent de tous cotés. Aucune chose ne doit ni ne peut attirer son attention. Les autres enfants en font autant; il y en a plein les rues, pourtant ils ne se voient pas les uns les autres. Ils entrent ou plutôt ils se glissent à pas de loup dans l’école, s’assoient chacun à sa place, mettent leurs menottes bien à plat sur leur pupitre et restent assis tranquillement, avec cette même mine affectée qu’on leur voit sur la photographie de classe. Là, ils enregistrent bien chacune des paroles de l’instituteur puis sortent ou plutôt se glissent, toujours à pas de loup, hors de l’école. Voilà à quoi nous aurions ressemblé si nous avions été des enfants tout à fait sages. Cette éducation plaisait beaucoup à ma tante, mais nous n’arrivions pas à en observer intégralement les préceptes. Chacun d’entre nous commettait des fautes plus ou moins graves que notre brave instituteur sanctionnait donc de punitions plus ou moins graves.

— Monsieur, monsieur! Il a couru sur le chemin de l’école!

— À genoux! sentenciait l’instituteur.

— Monsieur, monsieur! Il a regardé par la fenêtre!

— À genoux!

— Monsieur, monsieur! Il a bavardé!

Vlan! une gifle.

—Monsieur, monsieur! Il a sauté à pieds joints!

— Privé de déjeuner!

— Monsieur, monsieur! Il a chanté!

Une autre gifle.

— Monsieur, monsieur! Il a joué au ballon!

— Au piquet!

Outre que notre bon vieil instituteur était fort attentif et nous surveillait d’un œil de lynx afin que nos étourderies n’allassent pas causer quelque accident, il faisait systématiquement suivre l’exercice pratique — les gifles qu’il nous infligeait — d’une épreuve avec support écrit — la lecture du manuel de bonne conduite à l’intention de la jeunesse. Immanquablement, nous avions droit au Petit brin de M. Untel et au Petit bouquet de fleurs cueilli par M. Machin pour les chers enfants. Ces jolis titres cachaient des contenus fort édifiants:

«Il était une fois un polisson qui grimpait aux arbres. Un jour il glissa, tomba, se cassa la jambe et resta estropié pour le restant de ses jours.

«Il était une fois un galopin qui n’écoutait aucun conseil. Un jour qu’il courait dans les rues, il transpira beaucoup, un vent glacial se leva, le galopin prit froid, tomba gravement malade et dut garder le lit. Sa pauvre mère le veilla pendant des nuits en pleurant à chaudes larmes. Au terme d’une longue maladie, il mourut et endeuilla ses bons parents. Ce n’est pas ainsi que se comportent les gentils petits enfants.

«Un autre polisson se promenait dans la rue. Une bête sauvage l’attrapa et le mit en pièces.»

Après ia lecture de chaque historiette, l’instituteur nous en expliquait la morale et nous en donnait son interprétation:

— Que venons-nous de lire? demandait-il.

— Nous venons de lire qu’il y avait un mauvais garnement, il se promenait dans la rue, alors une bête sauvage est arrivée et alors elle l’a mis en pièces.

— Et que nous enseigne cette histoire?

— Cette histoire nous enseigne qu’il ne faut pas se promener.

— Exactement. Et que dirions-nous de cet enfant qui se promenait?

— C’est un mauvais garnement, un bon à rien.

— Et que font les enfants sages?

— Les enfants sages ne se promènent pas, alors leurs parents les aiment, et l’instituteur aussi.

— Très bien!

«Un enfant était assis dans sa chambre près de la fenêtre. Un petit chenapan tirait au lance-pierres sur un pigeon, qu’il manqua. Le pigeon s’envola gaiement, le caillou cogna contre la vitre, la brisa, atteignit dans l’œil l’enfant assis près de la fenêtre. L’œil fut réduit en bouillie et l’enfant resta borgne toute sa vie!»

— Que dirions-nous de cet enfant assis dans sa chambre près de la fenêtre?

— C’est un mauvais garnement, un bon à rien!

— Et que nous enseigne cette histoire?

— Cette histoire nous enseigne qu’il ne faut pas rester assis, car il n’y a que les vilains enfants qui ne sont pas gentils pour rester assis.

— Et que font les gentils enfants?

— Les gentils enfants ne restent pas assis dans une pièce où il y a des fenêtres!

Chaque petit conte nous était ainsi expliqué et servait d’utile leçon pour savoir comment doivent se tenir les enfants sages et disciplinés.

Les enfants sages ne marchent pas, ne courent pas, ne parlent pas, ne grimpent pas aux arbres, ne mangent pas de fruits, ne boivent pas d’eau froide, ne vont pas dans les bois, ne se baignent pas, que sais-je encore. En bref, submergés que nous étions de vertueux et utiles conseils de cette sorte, nous rivalisions sans cesse: c’était à celui qui se tiendrait le plus immobile de tous. Peu ou prou, nous étions tous des enfants sages et disciplinés qui écoutaient et retenaient les conseils des grandes personnes.

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Abolition des passions

Grâce en soit rendue au Seigneur miséricordieux, nous sommes serbes: notre besogne lestement accomplie, nous avons désormais l’entier loisir de rester vautrés à bâiller, à rêvasser, à dormir tout notre soûl. Et quand nous en aurons assez, il sera toujours temps d’aller voir ce qui se passe chez les autres, histoire de se distraire. Il paraît qu’il y a d’infortunés pays où les gens ne cessent de batailler et de s’entretuer à propos de je ne sais quels droits, de je ne sais quelle liberté et quelle sécurité des personnes. Dieu nous garde de jamais connaître pareil fléau, pareille calamité! À la seule pensée de ces déshérités qui n’ont pas encore réussi à régler leurs problèmes domestiques, on a la chair de poule. Nous qui administrons déjà la Chine et le Japon! Et qui poussons chaque jour un peu plus loin! Bientôt nos journalistes pourront rapporter des correspondances de Mars ou de Mercure; et dans le pire des cas, de la Lune.

Pour rester dans le ton, moi qui fais partie de ce peuole d’heureux élus, je vais vous parler d’un lointain, fort lointain pays, au-delà des frontières de l’Europe, et de ce qui s’y passait il y a longtemps, fort longtemps.

On ne sait pas exactement où il se trouvait, ni comment s’appelaient ses habitants. Selon toute vraisemblance, ce n’était pas un pays européen et il était peuplé de gens qui étaient tout sauf serbes. Tous les historiens des siècles passés s’accordent sur ce point; quant aux modernes, ils diront peut- être précisément l’inverse. Au reste, ce n’est pas notre affaire et je ne me prononcerai donc pas sur cette question, dussé-je déroger à la coutume: parler de ce qu’on ne connaît pas, faire ce qui n’est pas dans ses cordes.

On sait de source sûre que ce peuple était totalement dépravé, profondément immoral, infesté de vices, habité d’innommables passions. C’est le sujet de la petite histoire que voici qui, j’espère, vous divertira.

Naturellement, vous avez du mal à croire d’emblée qu’il ait jamais pu exister des gens aussi lamentables; sachez pourtant, chers lecteurs, que je me suis appuyé sur des documents authentiques, que je tiens entre les mains.

Voici la traduction exacte de quelques lettres anonymes expédiées à divers ministres:

«X, cultivateur à Kar, est passé à l’auberge après le travail des champs pour y boire le café; il y a lu avec passion des journaux qui attaquent les ministres actuellement en fonction…»

«Dès qu’il sort de l’école, l’instituteur T… de Borak rassemble autour de lui les paysans pour les exhorter à fonder une chorale. En outre, il joue au bistoquet avec les apprentis et au jeu de puce avec ses élèves, ce qui en fait un personnage hautement nuisible et dangereux. Il fait la lecture aux paysans et leur propose même d’acheter des livres. De tels méfaits ne sauraient être tolérés car ils pervertissent l’entourage. En prétendant que nos paisibles et honnêtes citoyens veulent vivre libres, l’instituteur leur impute un crime qu’ils ne sauraient commettre, quant à lui il ne se gêne pas pour répéter sans cesse que la liberté est plus chère que tout. Il fume comme un sapeur; ce faisant, il crache.»

«Après l’office, le prêtre C… de Sor s’est rendu à un meeting politique dans la ville voisine.»

Que de turpitudes n’y avait-il pas dans le monde, comme vous voyez!

Mais poursuivons:

«Aujourd’hui, le juge S… a voté pour la municipalité. Ce magistrat ignominieux est abonné à une feuille d’opposition qu’il lit avec frénésie. Au tribunal, il a osé innocenter un paysan qu’on accusait d’outrage et d’insubordination aux autorités pour avoir déclaré, devant témoins, qu’il n’achèterait jamais rien dans la boutique du sieur Pou, kmet de son état! En outre, ce juge a un air pensif, preuve évidente qu’il n’est qu’un scélérat qui ourdit certainement un vaste complot contre le régime. Il faut l’inculper d’outrage à la couronne. De toute manière, il n’est sûrement pas favorable à la dynastie, vu qu’il va boire le café chez le cafetier Mor dont le grand-père était un proche du frère d’élection de Leon, celui-là même qui a provoqué l’incident de Jamb contre le deuxième personnage du régime, au château du grand-père de l’actuel souverain!»

Mais il y avait pire engeance dans ce malheureux pays. Lisez seulement ces lettres de dénonciation:

«Un avocat de Tul défend les intérêts d’un pauvre diable dont le père a été tué l’an dernier. Cet avocat est un buveur de bière patenté et un chasseur invétéré. Pis encore, il a fondé une association de secours aux indigents des environs. Ce déchet, cet impudent prétend que les mouchards à la solde de l’État sont des gens de la pire espèce!»

«Le professeur T… courait aujourd’hui par toute la ville avec une bande de mioches qui ne sont pas de chez nous. Il a volé des poires au marchand de quatre-saisons. Hier, en tirant au lance-pierres sur les pigeons, il a brisé la fenêtre d’un bâtiment public. On aurait encore pu le lui pardonner, mais il va à des réunions politiques, vote aux élections, discute avec ses concitoyens, lit les journaux, fait des commentaires sur l’emprunt d’État, sans parler de tous les autres troubles qu’il fomente au détriment de l’instruction!»

«Les villageois de Var sont en train de construire une nouvelle école; au train où vont les choses, les alentours vont être entièrement contaminés par ce vice. Il faut le plus vite possible mettre un coup d’arrêt à cette tendance ignoble, nuisible aux intérêts de l’État!»

« Les artisans de Var ont ouvert une salle de lecture où ils se réunissent tous les soirs. Cette passion a pris profondément racine, particulièrement chez les jeunes. Quant aux aînés, ils sont d’avis qu’il faut fonder, en plus de la bibliothèque, une caisse de retraite des artisans. C’est intolérable! Cela pousse au crime tous les honnêtes gens de la région qui, eux, ne passent pas leur temps à injurier les ministres!… L’un des artisans va même jusqu’à exiger la division du travail!… Abominables passions!…»

«Les paysans de Pado réclament l’autonomie de la commune!»

«Les habitants de Troja veulent des élections libres.»

«De nombreux fonctionnaires locaux font consciencieusement leur travail; l’un d’eux joue même de la flûte et connaît le solfège!»

«L’employé aux écritures Miron danse avec fièvre lors des réjouissances; il grignote des graines de potiron en sirotant sa bière. Il faut le révoquer pour qu’il guérisse de ces passions.»

«En achetant des fleurs tous les matins, l’institutrice Hela soumet son entourage à la tentation. C’est inadmissible, elle va corrompre la jeunesse.»

Énumérer toutes les ignobles passions de ce peuple dévoyé, est-ce bien nécessaire? Disons simplement, et cela suffira, qu’il n’y avait dans tout le pays qu’une dizaine de braves gens; les autres, hommes et femmes, jeunes et vieux, tous étaient, selon l’expression consacrée, pourris jusqu’à l’os.

Et cette dizaine d’honnêtes citoyens, à votre avis, comment supportaient-ils la situation dans ce pays à la dérive? Mal très mal… Pour eux, le plus atroce était d’avoir à contempler la déchéance de leur propre pays, qu’ils aimaient d’un amour ardent. Ils n’en dormaient plus de la journée ni de la nuit tant ils se faisaient du souci: comment remettre dans le droit chemin leurs concitoyens égarés, comment sauver le pays de la décadence?

Brûlant de patriotisme, pétris de vertus, débordant de noblesse, ils étaient prêts aux plus grands sacrifices pour le bonheur de la patrie. Et un jour, en effet, ils firent preuve d’un dévouement héroïque: s’inclinant devant la cruelle loi du destin, qui leur adjugeait ce lourd fardeau, ils acceptèrent de devenir ministres, de prendre sur eux l’auguste tâche de purger le pays de ses péchés et de ses passions.

Tout instruits qu’ils fussent, mener à bien une entreprise aussi ardue n’alla pas sans difficultés.

Finalement, une idée passa par la tête de celui qui était le plus bête — ce qui, chez eux, voulait dire qu’il avait le plus d’esprit: il fallait convoquer l’Assemblée nationale, mais seuls des étrangers devraient y siéger. Tout le monde accepta cette merveilleuse idée. On embaucha, aux frais de l’État, deux cents étrangers. On en captura deux cents autres, un par un, parmi marchands et négociants qui se trouvaient par hasard dans le pays pour affaires. Ils eurent beau résister et se débattre, la raison du plus fort s’avéra la meilleure.

C’est ainsi que quatre cents étrangers furent présentés à la députation; ils seraient l’expression même des aspirations nationales et statueraient sur toutes sortes de problèmes pour le plus grand bien du pays.

Aussitôt après qu’on se fut acquitté de cette tâche et qu’on eut trouvé et désigné le nombre suffisant de représentants du peuple, on organisa des élections législatives. N’y voyez rien de bizarre: telle était la coutume dans ce pays.

La session de l’Assemblée s’ouvrit. Délibérations, discours, débats… Il y avait du pain sur la planche. Tout se passa vite et bien jusqu’à ce qu’on en vînt aux passions. Là, on tomba sur un os. Quelqu’un finit par proposer de voter un texte qui abolirait toutes les passions dans le pays.

Un tonnerre d’exclamations enthousiastes résonna dans toute la Chambre:

— Vive l’orateur! Vivat!

Transportés, les députés acceptèrent la proposition et adoptè-rent la résolution suivante:

«Constatant que les passions entravent le progrès de la nation, les représentants du peuple sont amenés à voter ce nouvel article de loi:

«À dater de ce jour, les passions n’ont plus cours; nuisibles au peuple et nocives pour le pays, elles sont définitivement abolies.»

À peine cinq minutes après la promulgation de la loi sur l’abolition des passions, qui n’était encore connue que des seuls députés, il se passait déjà toutes sortes de bizarreries aux quatre coins du pays.

Voyez plutôt ce témoignage, dont je vais vous citer — en traduction — quelques pages.

Les voici mot pour mot:

«… Je fumais comme un sapeur. Dès le réveil, il me fallait tout de suite une cigarette. Un jour, au saut du lit, j’ai pris mon pot à tabac pour m’en rouler une comme chaque matin. J’ai commencé à me sentir mal à l’aise (à cet instant, le député était en train de soumettre sa proposition). Subitement, ma main s’est mise à trembler et la cigarette est tombée; j’ai craché dessus avec dégoût… “J’arrête de fumer” ai-je alors pensé. Le tabac me faisait vomir, rien que d’en voir j’en avais la nausée. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer tout à coup? Bizarre… Je suis sorti dans la cour. Et là, je n’ai pas été déçu par le spectacle! Mon voisin, un ivrogne patenté qui ne tenait pas trois minutes sans boire de vin, était là devant la porte à se gratter la tête, point soûl, pour une fois fort convenable.

Le commis, qui venait d’apporter du vin, lui a tendu la bouteille, comme d’habitude.

L’autre l’a violemment jetée par terre; elle a éclaté en mille morceaux. À la vue du vin répandu, le voisin a crié écœuré:

— Pouah! Quelle horreur!

Après un long silence, il a demandé gentiment qu’on lui apporte de l’eau.

Après s’en être servi une bonne rasade, il est parti travailler.

Sa femme en pleurait de joie. Son mari s’était amendé en un clin d’œil!

Mon autre voisin, qui lisait toujours la presse avec avidité, était assis à sa fenêtre; lui aussi semblait vaguement transfiguré et avait l’air bizarre.

Je lui ai demandé:

— Vous avez reçu les journaux?

Q m’a répondu:

— C’est terminé pour moi, ça me dégoûte! Pour ma prochaine lecture, j’hésite entre un manuel d’archéologie et une grammaire grecque!…

Passant mon chemin, je suis sorti dans la rue.

Le bourg tout entier était transfiguré. Un politicien invétéré, qui s’acheminait vers une réunion politique, a fait demi-tour subitement; il s’est mis à courir, comme s’il était poursuivi par quelqu’un.

Quelle mouche l’avait piqué? Pourquoi s’en retournait-il sans crier gare? Comme je lui posais la question, il m’a dit:

— Je venais juste de partir à la réunion quand tout à coup; ça m’a traversé l’esprit: je ferais mieux de rentrer à la maison, de me procurer un ouvrage sur l’agriculture ou l’industrie nationale, de le lire, de me perfectionner. Qu’est-ce que j’irais bien faire à cette réunion?

Sur ce, le politicien a couru chez lui se plonger dans l’étude des travaux des champs.

Toutes ces choses qui arrivaient si subitement… Je n’en revenais pas. Rentré chez moi, je me suis mis à compulser mon manuel de psychologie. Je voulais lire le passage sur les passions.

A la page “Passions”, justement, il ne restait que le titre, tout le reste s’était décoloré! Comme s’il n’y avait jamais rien eu d’écrit sur la page!

— Ça alors! Sapristi! comment est-ce possible?

Dans toute la ville, impossible de trouver où que ce soit le moindre vice, la moindre passion; même le bétail était devenu intelligent!

Le surlendemain, les journaux annonçaient la mesure d’abolition prise par le parlement.

— Ah, ah! c’était donc ça! On est tous là à se demander ce qui nous arrive et en fait, c’est très simple: l’Assemblée nationale a aboli les passions!»

Ce témoignage éclaire parfaitement les événements bizarres qui survenaient dans le pays au moment même où les députés votaient l’abolition.

La nouvelle loi fut bientôt connue de tout un chacun; aussi cessa-t-on de trouver bizarre l’extinction subite des passions. Les maîtres d’école enseignaient à leurs élèves:

«Autrefois, l’âme des hommes était habitée par les passions. C’était l’une des branches les plus compliquées et les plus difficiles de la psychologie. Mais elles furent abolies par une résolution de l’Assemblée, de sorte que cette branche de la psychologie n’existe plus, et l’âme des hommes est désormais exempte de passions. L’abolition fut prononcée le…»

— Ouf! ça fait toujours ça de moins à apprendre! chuchotaient les élèves.

Ils étaient bien contents de la décision prise par l’Assemblée, car pour le cours suivant il leur fallait juste savoir par cœur:

«À la date du…, une résolution de l’Assemblée nationale a aboli toutes les passions, qui n’existent donc plus parmi les hommes!…»

Il leur suffisait de débiter ce passage sans aucune faute pour obtenir la meilleure note.

Voilà donc comment ce peuple échappa subitement à l’empire des passions et s’amenda. Il serait même devenu, paraît-il, un peuple d’anges!

 

Source: Domanović, Radoje, Au fer rouge, Non lieu, Paris, 2008 (traduit par Ch. Chalhoub).