Mer morte (3/5)
J’ai énormément voyagé de par le monde. À quelques exceptions près, les gens n’en croient pas un mot et disent que je raconte des histoires. Quelle drôle d’idée! Après tout ils peuvent bien croire ce qu’ils veulent. L’essentiel, c’est ce que je dis: j’ai énormément voyagé.
En parcourant le monde, on voit vraiment toutes sortes de choses, qu’on n’imaginerait même pas en rêve, et encore moins à l’état de veille. Tenez, la presse britannique est tombée à bras raccourcis (je l’ai lu dans l’un de leurs quotidiens) sur un malheureux Anglais qui avait écrit une sorte de journal de son voyage en Serbie. J’ai lu ce journal de voyage et je le trouve assez fidèle. Pourtant, personne en Angleterre n’a voulu croire qu’un pays comme la Serbie pouvait exister, et encore moins accorder du crédit à ce qu’écrit ce voyageur à son sujet. On l’a traité d’exalté et même de fou. Ces esprits critiques seraient bien avisés de reconnaître que tout est possible dans le vaste monde et de cesser de crier tous en chœur: «Ce n’est pas crédible! Pas conforme à la nature! On dirait des personnages tombés de la Lune!» (Ce faisant ils ne remarquent pas qu’ils sont cernés, nous aussi d’ailleurs, par une foule d’individus bien pires que s’ils étaient tombés de la Lune.) Qu’ils arrêtent de nous seriner avec ce fil rouge qui, à les entendre, devrait traverser l’œuvre tout entière; ce n’est qu’un stéréotype, cela ne mène nulle part.
Il m’est arrivé une aventure similaire. J’ai découvert au cours de mes voyages une communauté extraordinaire, ou plutôt une contrée, un État miniature, je ne saurais comment dire.
Dans ce minuscule pays (adoptons simplement cette dénomination), la première chose sur laquelle je tombai fut un meeting politique.
«Bon sang! C’est bien ma chance!» me dis-je en mon for intérieur. Je n’étais guère à mon aise car en Serbie j’avais perdu l’habitude d’assister aux réunions politiques et de me mêler des affaires publiques. Là, l’heure était au rassemblement et à la réconciliation, plus moyen de trouver quelqu’un avec qui se disputer honnêtement.
Je n’en revenais pas. Le meeting était dirigé par le représentant local des autorités de ce minuscule pays, je crois qu’ils disaient «préfet de district», et c’était lui qui avait convoqué la réunion.
Dans l’assistance, beaucoup étaient assoupis ou bouffis de sommeil, il y en avait qui somnolaient debout, la bouche à demi ouverte, les yeux fermés, la tête dodelinant de droite à gauche et de haut en bas. De loin en loin, deux braves citoyens branlaient du chef un peu plus fort, leurs crânes se cognaient, ils sursautaient, se considéraient d’un regard éteint, sans s’étonner de rien, leurs yeux se fermaient à nouveau, ils se remettaient à dodeliner de la tête avec application. On ne comptait pas ceux qui s’étaient couchés par terre et dormaient, c’était un bonheur d’entendre leurs ronflements. Du reste, beaucoup étaient parfaitement réveillés, qui roulaient les yeux et bâillaient bruyamment à s’en décrocher la mâchoire, ajoutant une note harmonieuse au chœur des ronfleurs. Tout d’un coup la milice déboula, qui apportait d’autres braves citoyens. Chaque milicien en avait chargé un sur son dos, qu’il venait déposer au meeting. Certains de ces braves citoyens restaient calmes, ne pipaient mot et regardaient avec indifférence autour d’eux; d’autres s’étaient endormis; quelques-uns se débattaient comme de beaux diables; on avait ligoté les plus coriaces.
– Qu’est-ce que c’est que ce meeting? demandai-je à l’un des quidams de l’assistance.
– Va savoir! lâcha-t-il, flegmatique.
– Ce n’est pas l’opposition, quand même?
– L’opposition! fit-il, toujours sans un regard pour son interlocuteur.
– Ne me dis pas que les autorités convoquent l’opposition au meeting qu’elles ont elles-mêmes organisé qt qu’en plus, elles y font traîner les gens par la force! insistai-je.
– Les autorités!
– Mais contre elles-mêmes?
– Sûrement! me répondit-il avec contrariété, ne sachant pas très bien sur quel pied danser.
– C’est peut-être un meeting contre le peuple? demandai-je.
– Peut-être! reprit-il sur le même ton.
– Et qu’est-ce que tu en penses? demandai-je.
Il me gratifia d’un regard morne et vide, haussa les épaules, écarta les bras comme pour dire: «Est-ce que ça me regarde!»
Je me détournai et m’apprêtai à aborder un deuxième quidam, mais son visage sans l’ombre d’une expression m’en dissuada. C’eût été une initiative inconsidérée, vouée à l’échec!
Soudain j’entendis une voix gonflée d’indignation:
– Qu’est-ce que ça veut dire? Il n’y en a pas un seul qui veuille aller dans l’opposition! C’est intolérable. Tout le monde est partisan du gouvernement, tout le mond veut être du côté du pouvoir, tout le monde est bien discipliné et se tient bien tranquille, et c’est pareil jour après jour. Une docilité à vous donner la nausée!
«Quel peuple merveilleux! Quelle bonne éducation!» pensai-je en mon for intérieur, et je me pris à jalouser ce petit pays idéal. Ici au moins, feue ma tante n’aurait pas eu motif à se lamenter ni à voir sans cesse péril en la demeure. Les gens étaient bien élevés, faisaient preuve de discipline, se tenaient tranquilles, beaucoup plus en tout cas que ne l’exigeait de nous notre bon vieil instituteur lorsque nous étions enfants. Leur conduite était si irréprochable, ils étaient si paisibles que même la pacifique police s’ennuyait ferme.
– Si vous continuez comme ça, vitupérait le préfet avec aigreur, nous n’hésiterons pas à passer à la vitesse supérieure: c’est par décret que le gouvernement nommera les membres de l’opposition. Au cas où vous ne seriez pas au courant, sachez que ça se fait à l’étranger. Ce sera réglé en un tourne-main: Untel est nommé chef de l’opposition au régime actuel, qui sera radicale et sans pitié; ses émoluments seront de quinze mille dinars par an. Untel, Untel et Untel sont nommés membres du conseil national du parti d’opposition, allez hop. Ensuite, dans tel district, l’opposition sera répresentée par Untel et Untel, on aura enfin la paix. Ça ne peux plus durer. Le gouvernement a déjà trouvé le moyen de lancer un journal qui lui sera entièrement défavorable. Les négociations à cet effet sont en cours et des gens braves, fiables et fidèles ont été identifiés.
Les citoyens, c’est-à-dire les membres de l’opposition, regardaient à moitié endormis le préfet de district. Leurs traits ne laissaient apparaître aucune réaction d’aucune sorte. Ni étonnement, ni révolte, ni satisfaction – absolument rien, comme si le représentant des autorités n’avait pas ouvert la bouche.
– Donc, vous êtes désormais l’opposition! déclara-t-il.
Les gens le regardèrent sans un mot, sans ciller, sans réagir.
Prenant en main la liste des présents, c’est-à-dire de ceux qu’on avait forcés à venir au meeting, le préfet entreprit de faire l’appel.
— Tout le monde est là! dit-il avec contentement quand il eut fini.
Renversé sur le dossier de sa chaise, satisfait, il se frotta les mains.
— Paaarfait! dit-il, le sourire aux lèvres. Nous pouvons enfin nous y mettre!… En tant qu’opposants au gouvernement, vous avez pour mission d’attaquer le gouvernement avec la plus grande virulence, de réprouver sa conduite des affaires et de condamner les orientations de sa politique tant intérieure qu’extérieure.
Pendant que l’assistance reprenait peu à peu ses esprits, quelqu’un se hissa sur la pointe des pieds, leva la main et dit d’une petite voix geignarde:
— Monsieur, monsieur! Je peux vous raconter l’histoire d’un opposant.
— Vas-y, on t’écoute.
Celui qui avait demandé la parole s’éclaircit la voix, bomba le torse puis se mit à débiter son histoire sur un ton qui rappelait le nôtre, à l’école primaire, lorsque nous répondions aux questions du maître en lui récitant les leçons de morale:
— Il était une fois deux citoyens, l’un s’appelait Milan et l’autre Ilija. Milan était un gentil citoyen, sage et discipliné, Ilija un vilain citoyen, un propre à rien. Milan obéissait en tout à son gentil gouvernement, et Ilija était un propre à rien qui n’obéissait pas à son gentil gouvernement et votait contre les candidats du gouvernement. Alors le gentil gouvernement convoqua Milan et Ilija et déclara: «Milan, tu es un citoyen sage et discipliné, voici pour toi beaucoup d’argent; en plus de ton emploi actuel, tu te verras confier une autre charge avec une meilleure paie.» Après quoi on tendit au gentil Milan un plein sac de monnaie. Milan baisa la main du gentil gouvernement et s’en fut allègrement chez lui. Le gouvernement se tourna alors vers Ilija et lui dit: «Ilija, tu es un vilain citoyen, un propre à rien, je vais donc t’arrêter et te prendre ton salaire pour le donner aux gentils et aux braves.» La police arrêta sur-le-champ le vilain Ilija, qui souffrit beaucoup et plongea sa famille dans l’affliction. Tel est le sort de tous ceux qui n’obéissent pas à leurs aînés et à leur gouvernement.
— Très bien! dit le préfet de district.
— Monsieur, monsieur! Je sais ce que nous enseigne cette histoire! lança quelqu’un d’autre.
— Bien, on t’écoute!
— Cette histoire nous enseigne qu’il faut toujours être fidèle au gouvernement et toujours lui obéir si on veut pouvoir vivre en famille. Les citoyens sages et disciplinés ne se comportent pas comme Ilija et comme ça tous les gouvernements les aiment! dit l’opposant.
— Bien, et quel est le devoir d’un citoyen sage et discipliné?
— Le devoir d’un citoyen sage et patriote est de se lever chaque matin de son lit.
— Très bien, c’est son premier devoir. En a-t-il d’autres?
— Oui, il en a d’autres.
— Qui sont?
— De s’habiller, de se débarbouiller et de petit-déjeuner!
— Et ensuite?
— Ensuite il sort tranquillement de sa maison et va tout droit à son travail, et s’il n’a rien à faire alors il va au bistrot où il attend qu’il soit l’heure de déjeuner. À midi pile, il retourne tranquillement chez lui pour déjeuner. Après, il boit un café, se lave les dents et se couche pour faire un somme. Quand il a bien dormi, il se débarbouille et va faire une promenade, après quoi il se rend au bistrot et, quand vient l’heure du dîner, il rentre tout droit chez lui pour dîner. Après, il se couche dans son lit pour dormir.
De nombreux membres de l’opposition racontèrent à tour de rôle une petite histoire en soulignant bien sa morale édifiante. Puis ils exposèrent leurs convictions et leurs principes.
L’un d’eux proposa qu’on mît fin au meeting pour aller de concert au bistrot boire un verre de vin.
Là, les opinions divergèrent pour donner lieu à un débat houleux. Personne ne se sentait plus l’envie de dormir. On vota sur les principes. À l’issue du vote, le préfet annonça que la proposition était acceptée dans son principe et qu’il était acquis qu’on irait au bistrot; il ne restait plus qu’à discuter les détails: qu’allait-on boire là-bas?
Les uns se prononcèrent pour du vin à l’eau de Seltz.
— Ah non! hurlèrent les autres, il vaut mieux de la bière!
— Moi, par principe, je ne bois pas de bière! rétorqua l’un de ceux du premier groupe.
— Moi, par principe, je ne bois pas de vin.
Une foule de principes et de convictions furent ainsi convoqués, alimentant une vive polémique.
Quelques-uns (une infime minorité) mentionnèrent le café. Mais l’un d’eux, consultant sa montre, déclara:
— Trois heures cinq! Maintenant, moi non plus je ne peux plus boire de café. Par principe, je n’en bois qu’avant trois heures de l’après-midi, jamais après.
À l’issue d’innombrables discours, qui durèrent tout l’après-midi, on passa au vote.
Le préfet de district, en digne représentant des autorités, se montra objectif et équitable. Il ne voulait en rien influer sur la liberté de vote. Il permit à tout citoyen d’exprimer, par la pacifique voie parlementaire, ses intimes convictions. Ce droit était du reste garanti à chacun par la loi, à quoi bon le lui refuser?
Le scrutin se déroula dans l’ordre le plus parfait.
À l’issue du vote, le préfet se leva, le visage sérieux et grave, comme il convient au président de séance d’une assemblée politique, et d’une voix plus sérieuse encore communiqua les résultats:
— A l’écrasante majorité, le groupe pour le vin à l’eau de Seltz l’emporte; il est suivi par la fraction pour le vin non coupé, elle-même suivie par la fraction pour la bière. Trois électeurs se sont prononcés pour le café (deux avec sucre, un sans sucre) et enfin une voix s’est portée sur le café au lait.
J’ai oublié de préciser que ce dernier citoyen n’avait pu terminer son discours contre le gouvernement, le tapage de la foule ayant couvert sa diatribe puérile. Un peu plus tard, il avait repris la parole pour dire qu’il était contre ce type de réunion, que ce n’était d’ailleurs pas du tout un meeting de l’opposition, que c’était une plaisanterie machinée par les autorités, mais là encore les cris et le tapage des autres l’avaient empêché de finir.
Le préfet se tut un bref instant avant d’ajouter:
— En ce qui me concerne, je prendrai une bière, car M. le ministre ne boit jamais de vin à l’eau de Seltz.
Le doute s’empara aussitôt de l’opposition, qui déclara comme un seul homme qu’elle était pour la bière (à l’exception de celui qui avait voté pour le café au lait).
— Je ne tiens pas à influer sur votre libre choix, dit le préfet, je vous prie donc de vous en tenir à vos convictions.
Rien n’y fit! Personne ne voulut entendre parler de convictions et tout le monde argua que, si le vote avait donné ces résultats, c’était par pur hasard. Chacun d’ailleurs se demandait comment cela avait bien pu se produire vu que personne, en réalité, ne partageait l’avis qui avait recueilli la majorité des voix.
Mais enfin tout se finit bien et, après ce long et pénible labeur politique, on s’achemina vers le bistrot.
On but, on chanta, on porta des toasts au gouvernement et à la nation tout entière; tard dans la nuit, on finit par se séparer pour rentrer tranquillement chez soi.
Mer morte (2/5)
Tout cela n’est chez nous que l’amorce du bien. Nous avons été des enfants sages et disciplinés et, d’année en année, chaque génération promet toujours plus sûrement que tous les citoyens de notre pays seront bientôt pareillement sages et disciplinés. Mais qui sait si ce temps bienheureux viendra où nos aspirations, en tous points conformes aux pensées et aux idéaux de feue ma géniale tante, se réaliseront complètement dans notre mère patrie, cette Serbie martyrisée que nous aimons d’un amour si ardent et si sincère.
Qui sait si viendra jamais le temps où nos désirs seront exaucés et où sera mis en œuvre ce programme politique idéal qui est le nôtre:
Article 1
Personne ne fait rien.
Article 2
Tout Serbe majeur bénéficie d’un salaire de départ de 5 000 dinars.
Article 3
Au bout de cinq ans, n’importe quel Serbe a droit à sa retraite pleine et entière (cela vaut également pour n’importe quelle Serbe, dans le cas d’un foyer sans mâle serbe).
Article 4
L’allocation de retraite est augmentée tous les ans de 1 000 dinars.
Article 5
L’Assemblée nationale est tenue de prendre une résolution, laquelle sera considérée comme partie intégrante de la Constitution, stipulant que les fruits, plus généralement les végétaux utiles, le blé et toutes les autres céréales doivent donner lieu à des récoltes surabondantes, et ce deux fois par an uo, dans le cas où le budget de l’État ferait apparaître un déficit, trois fois, voire plus selon les besoins, comme la Commission des finances en disposera (sur cette résolution le Sénat devra, par exception et pour des raisons patriotiques, être du meme avis que l’Assemblée).
Article 6
Le bétail, quel qu’il soit, gros ou petit, mâle ou femelle, se développe excellemment, comme le prescrit la loi, c’est-à-dire comme l’autorisent les deux chambres, et se reproduit très rapidement.
Article 7
Le bétail ne peut en aucun cas recevoir un salaire financé par les fonds publics, exception faite des besoins de l’État en situation d’urgence.
Article 8
Toute personne qui penserait aux affaires de l’État sera condamnée.
Article 9
Finalement, il est interdit de penser à quoi que ce soit, sauf autorisation expresse de la police, car penser porte atteinte au bonheur.
Article 10
En premier lieu, la police ne doit absolument rien penser sur rien.
Article 11
Toute personne qui prétendrait (pour rire) faire du commerce est tenue de gagner énormément: mille dinars pour un dinar.
Article 12
On sème tous les mois robes, colliers, jupons et autres articles pour femmes, aux couleurs variées et à la dernière mode française. Ils prennent très bien et donnent vite leurs fruits, sous tous les climats et sur tous les terrains. Chapeaux, gants et petits accessoires peuvent également se cultiver en pot (toute culture doit être faite conformément aux dispositions de la loi).
Article 13
Il n’est donné naissance à aucune progéniture. Si par extraordinaire des enfants devaient se trouver là, des machines spéciales se chargeraient de les élever et de les éduquer. Au cas où la patrie aurait un besoin pressant de citoyens, une fabrique d’enfants serait érigée.
Article 14
Personne ne paie d’impôts.
Article 15
Tout remboursement de dettes et tout paiement d’impôts sont sévèrement condamnables. Cette clause vaut pour tout un chacun, sauf s’il est établi que l’auteur du délit est un malade mental.
Article 16
Tout ce qui est superflu est aboli: les belles-mères, la Cour des comptes et les services subordonnés, la dette flottante de l’État et les dettes privées, les betteraves, les haricots, le latin et le grec, les concombres pourris, tous les cas de toutes les déclinaisons, avec ou sans préposition, les brigades spéciales de la police, la question porcine[1], le bon sens, sans oublier la logique.
Article 17
Celui qui réussirait l’unification des Serbes sera arrêté sur-le-champ au nom de la nation reconnaissante.
Quel programme extraordinaire! Même l’opposition politique doit en convenir, à supposer que pareil programme puisse avoir le moindre opposant. Hélas, c’est bien en vain: nos nobles désirs ne sont toujours pas exaucés.
Mais là où nous avons échoué, malgré tous nos efforts, d’autres que nous, plus chanceux, ont réussi.
[1] Allusion au long conflit douanier entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie, qui culmina lors de la «guerre des cochons» de 1906–1911. Ce conflit manifestait notamment l’hostilité de Vienne aux tendance russophiles de la politique serbe. (N.d.T.)
Abolition des passions
Grâce en soit rendue au Seigneur miséricordieux, nous sommes serbes: notre besogne lestement accomplie, nous avons désormais l’entier loisir de rester vautrés à bâiller, à rêvasser, à dormir tout notre soûl. Et quand nous en aurons assez, il sera toujours temps d’aller voir ce qui se passe chez les autres, histoire de se distraire. Il paraît qu’il y a d’infortunés pays où les gens ne cessent de batailler et de s’entretuer à propos de je ne sais quels droits, de je ne sais quelle liberté et quelle sécurité des personnes. Dieu nous garde de jamais connaître pareil fléau, pareille calamité! À la seule pensée de ces déshérités qui n’ont pas encore réussi à régler leurs problèmes domestiques, on a la chair de poule. Nous qui administrons déjà la Chine et le Japon! Et qui poussons chaque jour un peu plus loin! Bientôt nos journalistes pourront rapporter des correspondances de Mars ou de Mercure; et dans le pire des cas, de la Lune.
—
Pour rester dans le ton, moi qui fais partie de ce peuole d’heureux élus, je vais vous parler d’un lointain, fort lointain pays, au-delà des frontières de l’Europe, et de ce qui s’y passait il y a longtemps, fort longtemps.
On ne sait pas exactement où il se trouvait, ni comment s’appelaient ses habitants. Selon toute vraisemblance, ce n’était pas un pays européen et il était peuplé de gens qui étaient tout sauf serbes. Tous les historiens des siècles passés s’accordent sur ce point; quant aux modernes, ils diront peut- être précisément l’inverse. Au reste, ce n’est pas notre affaire et je ne me prononcerai donc pas sur cette question, dussé-je déroger à la coutume: parler de ce qu’on ne connaît pas, faire ce qui n’est pas dans ses cordes.
On sait de source sûre que ce peuple était totalement dépravé, profondément immoral, infesté de vices, habité d’innommables passions. C’est le sujet de la petite histoire que voici qui, j’espère, vous divertira.
Naturellement, vous avez du mal à croire d’emblée qu’il ait jamais pu exister des gens aussi lamentables; sachez pourtant, chers lecteurs, que je me suis appuyé sur des documents authentiques, que je tiens entre les mains.
Voici la traduction exacte de quelques lettres anonymes expédiées à divers ministres:
«X, cultivateur à Kar, est passé à l’auberge après le travail des champs pour y boire le café; il y a lu avec passion des journaux qui attaquent les ministres actuellement en fonction…»
«Dès qu’il sort de l’école, l’instituteur T… de Borak rassemble autour de lui les paysans pour les exhorter à fonder une chorale. En outre, il joue au bistoquet avec les apprentis et au jeu de puce avec ses élèves, ce qui en fait un personnage hautement nuisible et dangereux. Il fait la lecture aux paysans et leur propose même d’acheter des livres. De tels méfaits ne sauraient être tolérés car ils pervertissent l’entourage. En prétendant que nos paisibles et honnêtes citoyens veulent vivre libres, l’instituteur leur impute un crime qu’ils ne sauraient commettre, quant à lui il ne se gêne pas pour répéter sans cesse que la liberté est plus chère que tout. Il fume comme un sapeur; ce faisant, il crache.»
«Après l’office, le prêtre C… de Sor s’est rendu à un meeting politique dans la ville voisine.»
Que de turpitudes n’y avait-il pas dans le monde, comme vous voyez!
Mais poursuivons:
«Aujourd’hui, le juge S… a voté pour la municipalité. Ce magistrat ignominieux est abonné à une feuille d’opposition qu’il lit avec frénésie. Au tribunal, il a osé innocenter un paysan qu’on accusait d’outrage et d’insubordination aux autorités pour avoir déclaré, devant témoins, qu’il n’achèterait jamais rien dans la boutique du sieur Pou, kmet de son état! En outre, ce juge a un air pensif, preuve évidente qu’il n’est qu’un scélérat qui ourdit certainement un vaste complot contre le régime. Il faut l’inculper d’outrage à la couronne. De toute manière, il n’est sûrement pas favorable à la dynastie, vu qu’il va boire le café chez le cafetier Mor dont le grand-père était un proche du frère d’élection de Leon, celui-là même qui a provoqué l’incident de Jamb contre le deuxième personnage du régime, au château du grand-père de l’actuel souverain!»
Mais il y avait pire engeance dans ce malheureux pays. Lisez seulement ces lettres de dénonciation:
«Un avocat de Tul défend les intérêts d’un pauvre diable dont le père a été tué l’an dernier. Cet avocat est un buveur de bière patenté et un chasseur invétéré. Pis encore, il a fondé une association de secours aux indigents des environs. Ce déchet, cet impudent prétend que les mouchards à la solde de l’État sont des gens de la pire espèce!»
«Le professeur T… courait aujourd’hui par toute la ville avec une bande de mioches qui ne sont pas de chez nous. Il a volé des poires au marchand de quatre-saisons. Hier, en tirant au lance-pierres sur les pigeons, il a brisé la fenêtre d’un bâtiment public. On aurait encore pu le lui pardonner, mais il va à des réunions politiques, vote aux élections, discute avec ses concitoyens, lit les journaux, fait des commentaires sur l’emprunt d’État, sans parler de tous les autres troubles qu’il fomente au détriment de l’instruction!»
«Les villageois de Var sont en train de construire une nouvelle école; au train où vont les choses, les alentours vont être entièrement contaminés par ce vice. Il faut le plus vite possible mettre un coup d’arrêt à cette tendance ignoble, nuisible aux intérêts de l’État!»
« Les artisans de Var ont ouvert une salle de lecture où ils se réunissent tous les soirs. Cette passion a pris profondément racine, particulièrement chez les jeunes. Quant aux aînés, ils sont d’avis qu’il faut fonder, en plus de la bibliothèque, une caisse de retraite des artisans. C’est intolérable! Cela pousse au crime tous les honnêtes gens de la région qui, eux, ne passent pas leur temps à injurier les ministres!… L’un des artisans va même jusqu’à exiger la division du travail!… Abominables passions!…»
«Les paysans de Pado réclament l’autonomie de la commune!»
«Les habitants de Troja veulent des élections libres.»
«De nombreux fonctionnaires locaux font consciencieusement leur travail; l’un d’eux joue même de la flûte et connaît le solfège!»
«L’employé aux écritures Miron danse avec fièvre lors des réjouissances; il grignote des graines de potiron en sirotant sa bière. Il faut le révoquer pour qu’il guérisse de ces passions.»
«En achetant des fleurs tous les matins, l’institutrice Hela soumet son entourage à la tentation. C’est inadmissible, elle va corrompre la jeunesse.»
—
Énumérer toutes les ignobles passions de ce peuple dévoyé, est-ce bien nécessaire? Disons simplement, et cela suffira, qu’il n’y avait dans tout le pays qu’une dizaine de braves gens; les autres, hommes et femmes, jeunes et vieux, tous étaient, selon l’expression consacrée, pourris jusqu’à l’os.
Et cette dizaine d’honnêtes citoyens, à votre avis, comment supportaient-ils la situation dans ce pays à la dérive? Mal très mal… Pour eux, le plus atroce était d’avoir à contempler la déchéance de leur propre pays, qu’ils aimaient d’un amour ardent. Ils n’en dormaient plus de la journée ni de la nuit tant ils se faisaient du souci: comment remettre dans le droit chemin leurs concitoyens égarés, comment sauver le pays de la décadence?
Brûlant de patriotisme, pétris de vertus, débordant de noblesse, ils étaient prêts aux plus grands sacrifices pour le bonheur de la patrie. Et un jour, en effet, ils firent preuve d’un dévouement héroïque: s’inclinant devant la cruelle loi du destin, qui leur adjugeait ce lourd fardeau, ils acceptèrent de devenir ministres, de prendre sur eux l’auguste tâche de purger le pays de ses péchés et de ses passions.
Tout instruits qu’ils fussent, mener à bien une entreprise aussi ardue n’alla pas sans difficultés.
Finalement, une idée passa par la tête de celui qui était le plus bête — ce qui, chez eux, voulait dire qu’il avait le plus d’esprit: il fallait convoquer l’Assemblée nationale, mais seuls des étrangers devraient y siéger. Tout le monde accepta cette merveilleuse idée. On embaucha, aux frais de l’État, deux cents étrangers. On en captura deux cents autres, un par un, parmi marchands et négociants qui se trouvaient par hasard dans le pays pour affaires. Ils eurent beau résister et se débattre, la raison du plus fort s’avéra la meilleure.
C’est ainsi que quatre cents étrangers furent présentés à la députation; ils seraient l’expression même des aspirations nationales et statueraient sur toutes sortes de problèmes pour le plus grand bien du pays.
Aussitôt après qu’on se fut acquitté de cette tâche et qu’on eut trouvé et désigné le nombre suffisant de représentants du peuple, on organisa des élections législatives. N’y voyez rien de bizarre: telle était la coutume dans ce pays.
La session de l’Assemblée s’ouvrit. Délibérations, discours, débats… Il y avait du pain sur la planche. Tout se passa vite et bien jusqu’à ce qu’on en vînt aux passions. Là, on tomba sur un os. Quelqu’un finit par proposer de voter un texte qui abolirait toutes les passions dans le pays.
Un tonnerre d’exclamations enthousiastes résonna dans toute la Chambre:
— Vive l’orateur! Vivat!
Transportés, les députés acceptèrent la proposition et adoptè-rent la résolution suivante:
«Constatant que les passions entravent le progrès de la nation, les représentants du peuple sont amenés à voter ce nouvel article de loi:
«À dater de ce jour, les passions n’ont plus cours; nuisibles au peuple et nocives pour le pays, elles sont définitivement abolies.»
—
À peine cinq minutes après la promulgation de la loi sur l’abolition des passions, qui n’était encore connue que des seuls députés, il se passait déjà toutes sortes de bizarreries aux quatre coins du pays.
Voyez plutôt ce témoignage, dont je vais vous citer — en traduction — quelques pages.
Les voici mot pour mot:
«… Je fumais comme un sapeur. Dès le réveil, il me fallait tout de suite une cigarette. Un jour, au saut du lit, j’ai pris mon pot à tabac pour m’en rouler une comme chaque matin. J’ai commencé à me sentir mal à l’aise (à cet instant, le député était en train de soumettre sa proposition). Subitement, ma main s’est mise à trembler et la cigarette est tombée; j’ai craché dessus avec dégoût… “J’arrête de fumer” ai-je alors pensé. Le tabac me faisait vomir, rien que d’en voir j’en avais la nausée. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer tout à coup? Bizarre… Je suis sorti dans la cour. Et là, je n’ai pas été déçu par le spectacle! Mon voisin, un ivrogne patenté qui ne tenait pas trois minutes sans boire de vin, était là devant la porte à se gratter la tête, point soûl, pour une fois fort convenable.
Le commis, qui venait d’apporter du vin, lui a tendu la bouteille, comme d’habitude.
L’autre l’a violemment jetée par terre; elle a éclaté en mille morceaux. À la vue du vin répandu, le voisin a crié écœuré:
— Pouah! Quelle horreur!
Après un long silence, il a demandé gentiment qu’on lui apporte de l’eau.
Après s’en être servi une bonne rasade, il est parti travailler.
Sa femme en pleurait de joie. Son mari s’était amendé en un clin d’œil!
Mon autre voisin, qui lisait toujours la presse avec avidité, était assis à sa fenêtre; lui aussi semblait vaguement transfiguré et avait l’air bizarre.
Je lui ai demandé:
— Vous avez reçu les journaux?
Q m’a répondu:
— C’est terminé pour moi, ça me dégoûte! Pour ma prochaine lecture, j’hésite entre un manuel d’archéologie et une grammaire grecque!…
Passant mon chemin, je suis sorti dans la rue.
Le bourg tout entier était transfiguré. Un politicien invétéré, qui s’acheminait vers une réunion politique, a fait demi-tour subitement; il s’est mis à courir, comme s’il était poursuivi par quelqu’un.
Quelle mouche l’avait piqué? Pourquoi s’en retournait-il sans crier gare? Comme je lui posais la question, il m’a dit:
— Je venais juste de partir à la réunion quand tout à coup; ça m’a traversé l’esprit: je ferais mieux de rentrer à la maison, de me procurer un ouvrage sur l’agriculture ou l’industrie nationale, de le lire, de me perfectionner. Qu’est-ce que j’irais bien faire à cette réunion?
Sur ce, le politicien a couru chez lui se plonger dans l’étude des travaux des champs.
Toutes ces choses qui arrivaient si subitement… Je n’en revenais pas. Rentré chez moi, je me suis mis à compulser mon manuel de psychologie. Je voulais lire le passage sur les passions.
A la page “Passions”, justement, il ne restait que le titre, tout le reste s’était décoloré! Comme s’il n’y avait jamais rien eu d’écrit sur la page!
— Ça alors! Sapristi! comment est-ce possible?
Dans toute la ville, impossible de trouver où que ce soit le moindre vice, la moindre passion; même le bétail était devenu intelligent!
Le surlendemain, les journaux annonçaient la mesure d’abolition prise par le parlement.
— Ah, ah! c’était donc ça! On est tous là à se demander ce qui nous arrive et en fait, c’est très simple: l’Assemblée nationale a aboli les passions!»
Ce témoignage éclaire parfaitement les événements bizarres qui survenaient dans le pays au moment même où les députés votaient l’abolition.
La nouvelle loi fut bientôt connue de tout un chacun; aussi cessa-t-on de trouver bizarre l’extinction subite des passions. Les maîtres d’école enseignaient à leurs élèves:
«Autrefois, l’âme des hommes était habitée par les passions. C’était l’une des branches les plus compliquées et les plus difficiles de la psychologie. Mais elles furent abolies par une résolution de l’Assemblée, de sorte que cette branche de la psychologie n’existe plus, et l’âme des hommes est désormais exempte de passions. L’abolition fut prononcée le…»
— Ouf! ça fait toujours ça de moins à apprendre! chuchotaient les élèves.
Ils étaient bien contents de la décision prise par l’Assemblée, car pour le cours suivant il leur fallait juste savoir par cœur:
«À la date du…, une résolution de l’Assemblée nationale a aboli toutes les passions, qui n’existent donc plus parmi les hommes!…»
Il leur suffisait de débiter ce passage sans aucune faute pour obtenir la meilleure note.
Voilà donc comment ce peuple échappa subitement à l’empire des passions et s’amenda. Il serait même devenu, paraît-il, un peuple d’anges!
Source: Domanović, Radoje, Au fer rouge, Non lieu, Paris, 2008 (traduit par Ch. Chalhoub).