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Servilie (12/12)

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Il aurait fallu que l’infortuné nouveau gouvernement réfléchisse sans attendre; or, les ministres de Servilie n’avaient guère d’expérience en la matière. Il faut reconnaître que leur attitude fut héroïque et fière pendant quelques jours, tant qu’il subsista quelques sous dans les caisses de l’État; au cours de la journée, gais et sereins, ils recevaient d’innombrables délégations des masses populaires et tenaient des discours émouvants sur l’avenir radieux de leur chère Servilie qui avait tant souffert; la nuit tombée, on buvait, chantait et portait des toasts patriotiques lors de flamboyants et fastueux banquets. Mais quand les caisses de l’État curent été complètement vidées, messieurs les ministres se mirent sérieusement à réfléchir et à se concerter sur ce qu’il convenait d’entreprendre dans une situation si désespérée. Certes, concernant les fonctionnaires, c’était facile, ils étaient déjà habitués à ne pas recevoir de salaire pendant des mois; les retraités étaient vieux, ils avaient survécu assez longtemps; les soldats, cela tombe sous le sens, devaient s’aguerrir aux épreuves et aux fléaux, il n’était donc pas malvenu qu’ils endurent stoïquement la faim; aux fournisseurs, aux entrepreneurs, à tous les autres braves citoyens de l’heureuse Servilie, on pouvait toujours dire que le montant de leurs créances n’avait pu être inscrit au budget de l’État cette année-là. Mais ce n’était pas facile pour les ministres qui, eux, étaient bien obligés de payer s’ils voulaient avoir bonne réputation et bonne presse. Ce n’était pas facile non plus pour une foule d’autres choses prioritaires, et il y en avait, qui passaient bien avant l’intérêt du pays.

Les ministres se donnèrent bien du tracas; l’idée leur vint qu’il fallait relancer l’économie, raison pour laquelle ils décidèrent d’endetter substantiellement le pays; mais contracter cet emprunt impliquait des dépenses non négligeables pour les séances de l’Assemblée et les voyages ministériels à l’étranger, aussi résolurent-ils, pour couvrir ces frais, de retirer des caisses de l’État toutes les sommes que les personnes privées y avaient déposées; ainsi viendraient-ils en aide à la patrie, qui gémissait dans la misère.

La confusion gagna tout le pays: certains journaux parlaient de crise ministérielle, d’autres prétendaient que le gouvernement avait déjà achevé favorablement la négociation du prêt, d’autres encore disaient et l’un et l’autre; quant aux gazettes du pouvoir, elles écrivaient que jamais le pays n’avait été aussi prospère.

On se mit à disserter tant et plus de l’emprunt salvateur; on en débattait à longueur de colonnes dans les journaux. De tous côtés, on se passionna pour cette affaire; il s’en fallut de peu qu’on n’en vînt à cesser complètement toute activité. Commerçants, négociants, fonctionnaires, retraités, hommes d’Église, tous se consumaient dans une attente fiévreuse. De toutes parts et en tous lieux, on ne faisait qu’épiloguer, poser mille questions, se perdre en conjectures sur le sujet.

Les ministres couraient aux quatre coins du pays, ici c’était l’un, là c’était l’autre, ailleurs il en venait deux ou trois ensemble. L’Assemblée, qui tenait séance, débattait et délibérait elle aussi; finalement, les députés donnèrent leur accord pour que le prêt fut conclu à n’importe quel prix et rentrèrent chacun chez soi, tandis qu’une insatiable curiosité dévorait l’opinion publique.

Si deux amis se croisaient dans la rue, aussitôt, sans même se dire bonjour:

— Ça en est où, cet emprunt?

— Je ne sais pas!

— Ils négocient?

— Pour sûr!

Les membres du cabinet multipliaient toujours plus les déplacements dans les pays étrangers.

— Le ministre est rentré?

— C’est ce que j’ai entendu.

— Qu’est-ce que ça a donné?

— Quelque chose d’avantageux, je suppose!

Jusqu’au jour où, enfin, les gazettes du pouvoir (le gouvernement avait toujours un certain nombre de journaux, plus exactement un — ou deux — par ministre) annonça que le cabinet avait mené à leur terme les négociations engagées avec un consortium étranger et que les résultats en étaient très avantageux.

«Nous sommes en état de confirmer, de source sûre, que le prêt doit être signé d’un jour à l’autre et les fonds transférés dans le pays.»

Les gens se calmèrent quelque peu; sur ce, les journaux du gouvernement firent savoir que le fondé de pouvoir du consortium bancaire, M. Horije, viendrait dans les deux ou trois jours en Servilie, où il signerait le contrat.

Tout le monde se mit alors à ferrailler, en paroles et par écrit; on se posait mille questions, on s’impatientait, on s’énervait, à l’aflut de la moindre nouvelle, on misait tout son espoir sur ce seul étranger, dont on comptait bien qu’il sauverait le pays; l’excitation était à son comble.

On ne parlait plus de rien d’autre, on ne pensait plus à rien d’autre qu’au fameux Horije. Quand le bruit courut qu’il était arrivé et qu’on apprit où il logeait, une foule de curieux, hommes et femmes, jeunes et vieux, se rua à son hôtel, s’y précipitant avec une telle frénésie que les plus vieux et les moins costauds furent piétinés et tout contusionnés.

Par hasard, un étranger, un simple voyageur, passa dans la rue; aussitôt, un quidam en apostropha un autre:

— Tiens, tiens! un étranger! dit-il avec des mimiques et un regard entendus qui signifiaient: «Ça ne serait pas Horije?»

— Ça ne serait pas lui? répondit l’autre.

— Hm, c’est bien ce qu’il me semble.

Ayant observé l’étranger sous toutes les coutures, ils en vinrent à la conclusion que c’était bien lui. Ils racontèrent ensuite à qui voulait les entendre qu’ils avaient vu Horije; la nouvelle s’ébruita et se propagea si vite dans toutes les couches de la société qu’à peine une ou deux heures plus tard, toute la ville affirmait avec certitude qu’il était là, que des gens l’avaient personnellement vu et lui avaient parlé. La police s’affaira confusément dans tous les coins, les ministres affolés couraient dans tous les sens pour le trouver et lui présenter leurs respects.

On ne le trouva pas.

Le lendemain, les journaux démentirent la nouvelle, diffusée la veille, de l’arrivée de Horije.

L’anecdote suivante révèle les proportions que prirent les événements.

Un jour, je me rendis à la gare fluviale; un navire étranger était en train d’accoster.

Une fois la manœuvre terminée, les passagers commencèrent à débarquer. Je bavardais avec l’une de mes connaissances lorsque, subitement, une multitude de gens confluèrent vers le bateau avec une telle violence qu’ils faillirent me flanquer par terre.

— Que se passe-t-il?

— C’est qui? se demandaient-ils les uns aux autres.

— C’est lui! se répondaient-ils.

— Horije ?

— Oui, il est arrivé!

— Où ça? Où ça? murmurait la foule.

On se poussait, on se bousculait, on tendait le cou, on écarquillait les yeux, on se chamaillait; chacun voulait s’approcher le plus près possible.

Effectivement, je repérai un étranger qui suppliait, implorait qu’on le laissât car il avait à faire de toute urgence. C’est tout juste s’il pouvait parler, gémir plus exactement, pressé et écrasé qu’il était par la masse des curieux.

La police comprit aussitôt en quoi consistait son véritable devoir et courut annoncer l’arrivée de l’étranger au président du Conseil, aux membres du gouvernement, au maire, au chef de l’Église et aux autres hauts dignitaires du pays.

Peu après, des voix s’élevèrent dans la foule:

— Les ministres! Les ministres!

Et en effet ils firent leur apparition, accompagnés des hauts dignitaires de Servilie au grand complet. Chacun arborait sa tenue de cérémonie et, dans son intégralité, son fourniment d’écharpes et de médailles (dans les circonstances ordinaires, on ne portait pas toutes ses décorations mais seulement quelques-unes). La foule se scinda en deux, laissant l’étranger seul au milieu, tandis que du côté opposé arrivaient les ministres, marchant à sa rencontre.

S’arrêtant à distance respectueuse, ils se découvrirent et s’inclinèrent jusqu’à terre. La multitude en fit autant. Quant à lui, il avait l’air hagard, effaré, et en même temps passablement surpris; pourtant il ne bougeait pas, il restait debout, immobile, telle une statue. Le président du Conseil s’avança d’un pas et commença:

— Honorable étranger! L’histoire marquera d’une pierre blanche le jour de ta venue dans notre pays car cette venue mémorable fait date dans notre vie publique, ta venue apporte un avenir radieux à notre chère Servilie. Au nom du gouvernement tout entier et du peuple tout entier, je salue en toi notre sauveur et je t’acclame: vivat!

Les «Vivat! Vivat!» lancés par des milliers de gorges déchirèrent l’atmosphère.

À la suite de quoi, le chef de l’Église entonna des cantiques et les cloches carillonnèrent dans tous les clochers de la capitale du beau pays de Servilie.

Quand cette partie de la réception officielle fut à son tour terminée, les ministres, le sourire obligeant et le geste obséquieux, s’approchèrent de l’étranger pour lui serrer la main à tour de rôle; l’assistance recula d’un pas et resta là, le couvre-chef à la main et la tète baissée; le président du Conseil se chargea de sa valise qu’il prit avec vénération dans ses bras; le ministre des finances empoigna la canne de l’illustre étranger. Ils tenaient ces objets comme si c’étaient des reliques. La valise, il faut bien le dire, en était une, car s’y trouvait certainement le fatidique contrat; plus exactement, ne s’y trouvait ni plus ni moins que l’avenir, l’avenir radieux de tout un pays. C’est pourquoi le président du Conseil, conscient de son geste, avait un air altier, solennel, transfiguré, car c’était l’avenir de la Servilie qu’il tenait entre ses mains. Le chef de l’Église, en homme gratifié par Dieu d’une belle âme et d’un grand esprit, avait lui aussi tout de suite saisi l’importance de ladite valise: sous sa houlette, tous les dignitaires religieux firent cercle autour du président et ils entonnèrent des cantiques.

Le cortège s’ébranla. Lui et le ministre des finances venaient en tête, suivis de la valise qu’étreignait le président du Conseil, elle-même entourée par les hauts dignitaires de l’Église et escortée par le peuple nu-tête. On marchait lentement, avec cérémonial, pas à pas; les cantiques résonnaient, les cloches sonnaient, les canons tonnaient. On s’acheminait sans hâte, par la rue principale, vers la résidence du président du Conseil. Tout le monde avait déserté maisons, cafés, églises, bureaux; tout le monde était sorti participer à l’accueil historique de l’illustre étranger. Jusqu’aux malades étaient fidèles au poste; on leur avait fait quitter la chambre afin qu’ils vissent cette célébration exceptionnelle et on avait même transporté les invalides sur des civières; leurs maux s’atténuèrent subitement: penser au bonheur de leur chère patrie les soulageait. Les nourrissons encore au sein ne manquaient pas non plus à l’appel; sans pleurer, ils braquaient sur l’honorable étranger leurs yeux minuscules, comme s’ils sentaient que l’heureux destin qui s’annonçait était en fait le leur.

Le temps que le cortège arrivât chez le président du Conseil, le soir était déjà tombé. Ils portèrent l’étranger à l’intérieur de la maison plutôt qu’ils ne l’y firent entrer, tous les ministres et hauts dignitaires entrèrent à leur tour, et la foule resta dehors à scruter les fenêtres avec avidité ou, tout bonnement, à fixer la façade d’un air ahuri.

Le lendemain, les premières délégations des masses populaires vinrent saluer l’illustre visiteur. Dès l’aube, des charrettes remplies à ras bord de décorations en tout genre étaient arrivées en grinçant devant la résidence du président du Conseil, à l’intention de l’honorable étranger.

Celui-ci, inutile de le préciser, fut immédiatement désigné président d’honneur du ministère, du conseil municipal, de l’Académie des sciences, de toutes les œuvres de charité et autres associations philanthropiques de Servilie, et il y en avait pléthore — il y avait même une association pour la fondation d’associations. Toutes les villes l’élurent citoyen d’honneur, tous les corps de métier le proclamèrent membre bienfaiteur, et un régiment de l’armée se baptisa «Formidable régiment Horije» en son honneur.

Tous les journaux lui consacrèrent de longs articles, beaucoup publièrent sa photographie. Pour marquer dignement ce grand jour, on accorda à maints fonctionnaires une promotion et à maints policiers, en plus d’une promotion, une décoration; on créa maints services administratifs supplémentaires; on embaucha des fonctionnaires supplémentaires.

La ville entière baigna dans une liesse effrénée pendant deux jours. Fanfare, carillons, coups de canon, chants tonitruants, boisson coulant à flots.

Le troisième jour, malgré la gueule de bois que leur avaient laissée les réjouissances, les ministres durent sacrifier le repos du corps au bonheur de la nation: ils se réunirent en séance plénière pour achever les négociations sur l’emprunt et signer ce contrat historique avec Horije.

En guise d’entrée en matière, ils commencèrent par des questions d’ordre privé. (J’ai oublié de signaler que, pendant les réjouissances, la valise était restée sous bonne garde.)

— Vous avez l’intention de rester longtemps chez nous? demanda le président du Conseil à l’illustre étranger.

— Jusqu’à ce que mon affaire soit réglée, et ça va prendre du temps!

L’expression prendre du temps inquiéta les ministres.

— Vous pensez que cela prendra du temps?

— Certainement. C’est le métier qui veut ça.

— Nous connaissons vos conditions et vous les nôtres, je crois donc qu’il n’y aura pas la moindre difficulté! avança le I ministre des finances.

— Difficulté? dit l’étranger avec appréhension.

— Oui, je crois qu’il n’y en aura pas!

— J’espère bien!

— Alors nous pouvons tout de suite signer le contrat! dit le président du Conseil.

— Le contrat?

— Oui!

— Il est déjà signé; et je vais me mettre en route dès demain; mais, avant toute chose, je tiens à vous exprimer ma gratitude éternelle pour un pareil accueil. À franchement parler, je suis un peu secoué, je ne mesure pas encore tout à fait ce qui m’arrive. Du reste, c’est la première fois que je me trouve dans ce pays, et je n’aurais jamais imaginé, même en rêve, qu’un inconnu comme moi puisse être aussi bienvenu quelque part. Il me semble que je rêve encore.

— Donc, vous avez signé le contrat? s’écrièrent en chœur tous les ministres, transportés.

— Le voilà! dit l’étranger.

Il tira de sa poche une feuille de papier qu’il se mit à lire dans sa langue. C’était un contrat qu’il avait passé avec un négociant en prunes de la Servilie profonde, aux termes duquel celui-ci s’engageait à lui fournir telle quantité de prunes à confiture d’ici à telle date…

Qu’est-ce qu’un pays civilisé et sensé comme la Servilie pouvait faire d’autre que chasser secrètement cet étranger, signataire d’un contrat d’une telle stupidité? Trois jours plus tard, les journaux gouvernementaux faisaient paraître un entrefilet:

«Le gouvernement travaille énergiquement à la conclusion d’un nouvel emprunt, et tout indique qu’une partie des fonds nous sera versée dès avant la fin du mois.»

Les gens s’enquirent un peu de Horije, puis cessèrent de le faire, puis tout redevint comme d’habitude.

À bien réfléchir à ce dernier épisode, j’étais décidément séduit par l’harmonie générale qui régnait en Servilie. Non seulement les ministres y étaient sympathiques et capables, mais le chef de l’Église, ceci ne m’avait pas échappé, y était un homme d’esprit, non dénué d’à-propos. Au bon moment, c’est-à-dire au moment fatidique où se jouait le destin du pays, n’avait-il pas eu la présence d’esprit d’entonner des cantiques au-dessus de la valise de ce confiturier, et par là même de contribuer puissamment aux prouesses d’un gouvernement qui ne rechignait pas à la besogne? Œuvrer dans une telle concorde, c’était sûrement un vrai bonheur.

Je décidai aussitôt de me rendre à la première occasion auprès du révérend père pour faire plus ample connaissance avec ce Servilien d’exception.

(fin)

 

Source: Domanović, Radoje, Au fer rouge, Non lieu, Paris, 2008 (traduit par Ch. Chalhoub).

Servilie (11/12)

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Le lendemain, j’appris la chute du gouvernement. Dans les rues, les cafés, les habitations, partout résonnèrent des chants joyeux. Déjà, des délégations de tous les coins de Servilie venaient, au nom du peuple, saluer le nouveau cabinet. Les journaux débordaient de télégrammes de félicitations et autres serments d’allégeance émanant des fidèles citoyens. Tous ces messages étaient pratiquement identiques, seuls noms et signatures différaient. En voici un exemple:

«À l’attention de Monsieur Président du Conseil

«Monsieur le Président,

«Votre patriotisme et vos grandes œuvres en faveur de notre chère patrie sont connus à travers toute la Servilie. Votre arrivée à la direction du pays plonge le peuple de notre région dans la joie et l’allégresse, car chacun est fermement convaincu que vous seul, avec l’aide de vos amis, êtes en mesure de sortir notre pays de cette pénible et difficile conjoncture, de cette misère dans laquelle l’a jeté le travail déplorable et antinational de vos prédécesseurs.

«C’est avec des larmes de joie que nous vous acclamons: Vivat!

«Au nom de cinq cent signataires.

«(signature d’un commerçant)»

Les serments d’allégeance ressemblaient le plus souvent à celui-ci:

«Jusqu’à ce jour, j’ai été loyal à l’ancien régime, mais comme l’arrivée du nouveau cabinet m’a apporté aujourd’hui la certitude absolue que le gouvernement précédent agissait au détriment du pays, et comme ce nouveau cabinet est seul en mesure de remettre le pays sur la bonne voie et de réaliser les grands idéaux nationaux, je fais le serment de soutenir de toutes mes forces, à partir d’aujourd’hui, le gouvernement actuel et de dénoncer, partout et en toutes circonstances, le régime mal famé qui l’a précédé, et qui donne envie de vomir à tous les honnêtes gens de ce pays.»

«(signature)»

Dans ces mêmes journaux, qui jusqu’alors ne tarissaient pas d’éloges sur la moindre initiative de l’administration précédente, je lisais maintenant des articles qui la vouaient aux gémonies et portaient aux nues la nouvelle.

En passant en revue les numéros parus depuis le début de l’année, je constatai que, à chaque fois qu’une nouvelle équipe arrivait au pouvoir, tout se répétait exactement à l’identique. À chaque fois, on saluait le nouveau gouvernement comme le seul à valoir quelque chose, et on accablait l’ancien, qu’on traitait de cabinet félon, scélérat, nuisible, maléfique, abject.

Les mêmes personnes envoyaient à l’identique les mêmes compliments, les mêmes proclamations de loyauté à chaque nouveau cabinet, et c’étaient toujours les mêmes gens qui constituaient les délégations.

Les fonctionnaires mettaient une diligence particulière à jurer fidélité au nouveau gouvernement, exception faite de ceux qui osaient risquer de perdre leur poste en prenant une attitude adverse. Ces fonctionnaires-là n’étaient guère nombreux et l’opinion publique en pensait pis que pendre, car ils souillaient une noble tradition, existant en Servilie depuis longtemps déjà.

J’eus une conversation avec un brave fonctionnaire à propos de l’un de ses collègues qui n’avait pas voulu féliciter le nouveau gouvernement de son arrivée à la tête du pays, et qui pour cette raison avait été rayé des cadres de administration.

— Il a l’air de quelqu’un de sensé, dis-je.

— Un crétin! répondit l’autre froidement.

— Je n’irais pas jusque là!

— Ah! je vous en prie, ne me parlez pas de cet énergumène. Il préfère crever de faim avec toute sa famille, au lieu d’avoir un peu de jugeote et de s’occuper de ses oignons, comme tout le monde.

Et tout le monde, justement, partageait cet avis sur les récalcitrants, qu’on regardait certes avec pitié, mais aussi avec mépris.

Comme le nouveau gouvernement avait des affaires pressantes à traiter, il était urgent que le peuple, à travers ses représentants élus, lui exprimât sa totale confiance, mais qu’en même temps il condamnât le travail des anciens ministres et de la Chambre précédente. Il fut donc décidé de maintenir les députés dans leurs fonctions.

Cela m’étonna au plus haut point, aussi allai-je trouver l’un d’eux pour m’en entretenir avec lui:

— Le cabinet va sans doute tomber, puisque l’Assemblée reste la même? lui demandai-je.

— Il ne tombera pas.

— Bon, d’accord, mais comment le gouvernement aura-t-il la confiance de cette Assemblée?

— Nous la voterons!

— Vous seriez alors obligés de désavouer l’ancienne administration, et par conséquent de renier votre propre travail!

— Notre propre travail? Lequel?

— Celui que vous avez fait sous l’ancienne administration!

— Nous allons désapprouver l’ancienne administration!

— Bon, d’accord, mais comment pouvez-vous le faire, vous, les mêmes députés, alors que vous l’avez soutenue jusqu’à hier?

— Ça ne change rien.

— Je n’y comprends rien!

— Ce n’est pourtant pas compliqué! dit-il, imperturbable.

— C’est étrange!

—Je ne vois pas ce qu’il y a d’étrange. Il faudra bien que quelqu’un le fasse, que ce soit nous ou d’autres députés. Ce n’est qu’une formalité, dont le gouvernement a besoin. Le vote du parlement est d’ailleurs un principe que nous avons emprunté aux pays étrangers, sauf que chez nous, la représentation nationale ne fait que ce que le gouvernement veut qu’elle fasse.

— Mais alors, à quoi bon une assemblée élue?

— Je me tue à vous le répéter, c’est juste pour la forme, pour qu’on puisse dire que, chez nous aussi, il y a une assemblée. Il faut bien que le régime ait l’air d’être parlementaire.

— Ah! J’ai enfin compris! dis-je, confondu par cette étonnante réponse.

Les députés montrèrent effectivement qu’ils savaient apprécier leur patrie: pour elle, ils abdiquèrent tout amour-propre et toute dignité.

— Nos ancêtres ont fait le sacrifice de leur vie pour ce pays, mais nous, nous en sommes encore à tergiverser sur le simple sacrifice de notre honneur! s’exclama l’un des élus.

— Bien dit! Bien dit! cria-t-on de tous les côtés.

Les travaux de l’Assemblée furent rondement menés.

On commença par voter la confiance au nouveau gouvernement et condamner ce qu’avait réalisé l’ancien, à la suite de quoi le cabinet proposa à la représentation populaire de réviser quelques lois.

Cette suggestion fut acceptée à l’unanimité et les amendements adoptés; à moins d’être modifiées et complétées, ces lois empêchaient en effet un certain nombre de parents et amis de messieurs les ministres d’obtenir des postes élevés dans l’administration.

Pour finir, on accorda un blanc-seing au gouvernement pour toutes les dépenses non inscrites au budget qu’il serait amené à engager. La session parlementaire fut alors suspendue et les députés, fatigués d’avoir œuvré au service de l’État, rentrèrent chez eux se reposer; quant aux membres du cabinet, ayant franchi tous les obstacles avec succès, satisfaits de la totale confiance dont le peuple les gratifiait, ils organisèrent des agapes fraternelles afin de se remettre eux aussi, en trinquant gaiement, des écrasants soucis que leur causait la bonne marche du pays.

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