Abolition des passions
Grâce en soit rendue au Seigneur miséricordieux, nous sommes serbes: notre besogne lestement accomplie, nous avons désormais l’entier loisir de rester vautrés à bâiller, à rêvasser, à dormir tout notre soûl. Et quand nous en aurons assez, il sera toujours temps d’aller voir ce qui se passe chez les autres, histoire de se distraire. Il paraît qu’il y a d’infortunés pays où les gens ne cessent de batailler et de s’entretuer à propos de je ne sais quels droits, de je ne sais quelle liberté et quelle sécurité des personnes. Dieu nous garde de jamais connaître pareil fléau, pareille calamité! À la seule pensée de ces déshérités qui n’ont pas encore réussi à régler leurs problèmes domestiques, on a la chair de poule. Nous qui administrons déjà la Chine et le Japon! Et qui poussons chaque jour un peu plus loin! Bientôt nos journalistes pourront rapporter des correspondances de Mars ou de Mercure; et dans le pire des cas, de la Lune.
—
Pour rester dans le ton, moi qui fais partie de ce peuole d’heureux élus, je vais vous parler d’un lointain, fort lointain pays, au-delà des frontières de l’Europe, et de ce qui s’y passait il y a longtemps, fort longtemps.
On ne sait pas exactement où il se trouvait, ni comment s’appelaient ses habitants. Selon toute vraisemblance, ce n’était pas un pays européen et il était peuplé de gens qui étaient tout sauf serbes. Tous les historiens des siècles passés s’accordent sur ce point; quant aux modernes, ils diront peut- être précisément l’inverse. Au reste, ce n’est pas notre affaire et je ne me prononcerai donc pas sur cette question, dussé-je déroger à la coutume: parler de ce qu’on ne connaît pas, faire ce qui n’est pas dans ses cordes.
On sait de source sûre que ce peuple était totalement dépravé, profondément immoral, infesté de vices, habité d’innommables passions. C’est le sujet de la petite histoire que voici qui, j’espère, vous divertira.
Naturellement, vous avez du mal à croire d’emblée qu’il ait jamais pu exister des gens aussi lamentables; sachez pourtant, chers lecteurs, que je me suis appuyé sur des documents authentiques, que je tiens entre les mains.
Voici la traduction exacte de quelques lettres anonymes expédiées à divers ministres:
«X, cultivateur à Kar, est passé à l’auberge après le travail des champs pour y boire le café; il y a lu avec passion des journaux qui attaquent les ministres actuellement en fonction…»
«Dès qu’il sort de l’école, l’instituteur T… de Borak rassemble autour de lui les paysans pour les exhorter à fonder une chorale. En outre, il joue au bistoquet avec les apprentis et au jeu de puce avec ses élèves, ce qui en fait un personnage hautement nuisible et dangereux. Il fait la lecture aux paysans et leur propose même d’acheter des livres. De tels méfaits ne sauraient être tolérés car ils pervertissent l’entourage. En prétendant que nos paisibles et honnêtes citoyens veulent vivre libres, l’instituteur leur impute un crime qu’ils ne sauraient commettre, quant à lui il ne se gêne pas pour répéter sans cesse que la liberté est plus chère que tout. Il fume comme un sapeur; ce faisant, il crache.»
«Après l’office, le prêtre C… de Sor s’est rendu à un meeting politique dans la ville voisine.»
Que de turpitudes n’y avait-il pas dans le monde, comme vous voyez!
Mais poursuivons:
«Aujourd’hui, le juge S… a voté pour la municipalité. Ce magistrat ignominieux est abonné à une feuille d’opposition qu’il lit avec frénésie. Au tribunal, il a osé innocenter un paysan qu’on accusait d’outrage et d’insubordination aux autorités pour avoir déclaré, devant témoins, qu’il n’achèterait jamais rien dans la boutique du sieur Pou, kmet de son état! En outre, ce juge a un air pensif, preuve évidente qu’il n’est qu’un scélérat qui ourdit certainement un vaste complot contre le régime. Il faut l’inculper d’outrage à la couronne. De toute manière, il n’est sûrement pas favorable à la dynastie, vu qu’il va boire le café chez le cafetier Mor dont le grand-père était un proche du frère d’élection de Leon, celui-là même qui a provoqué l’incident de Jamb contre le deuxième personnage du régime, au château du grand-père de l’actuel souverain!»
Mais il y avait pire engeance dans ce malheureux pays. Lisez seulement ces lettres de dénonciation:
«Un avocat de Tul défend les intérêts d’un pauvre diable dont le père a été tué l’an dernier. Cet avocat est un buveur de bière patenté et un chasseur invétéré. Pis encore, il a fondé une association de secours aux indigents des environs. Ce déchet, cet impudent prétend que les mouchards à la solde de l’État sont des gens de la pire espèce!»
«Le professeur T… courait aujourd’hui par toute la ville avec une bande de mioches qui ne sont pas de chez nous. Il a volé des poires au marchand de quatre-saisons. Hier, en tirant au lance-pierres sur les pigeons, il a brisé la fenêtre d’un bâtiment public. On aurait encore pu le lui pardonner, mais il va à des réunions politiques, vote aux élections, discute avec ses concitoyens, lit les journaux, fait des commentaires sur l’emprunt d’État, sans parler de tous les autres troubles qu’il fomente au détriment de l’instruction!»
«Les villageois de Var sont en train de construire une nouvelle école; au train où vont les choses, les alentours vont être entièrement contaminés par ce vice. Il faut le plus vite possible mettre un coup d’arrêt à cette tendance ignoble, nuisible aux intérêts de l’État!»
« Les artisans de Var ont ouvert une salle de lecture où ils se réunissent tous les soirs. Cette passion a pris profondément racine, particulièrement chez les jeunes. Quant aux aînés, ils sont d’avis qu’il faut fonder, en plus de la bibliothèque, une caisse de retraite des artisans. C’est intolérable! Cela pousse au crime tous les honnêtes gens de la région qui, eux, ne passent pas leur temps à injurier les ministres!… L’un des artisans va même jusqu’à exiger la division du travail!… Abominables passions!…»
«Les paysans de Pado réclament l’autonomie de la commune!»
«Les habitants de Troja veulent des élections libres.»
«De nombreux fonctionnaires locaux font consciencieusement leur travail; l’un d’eux joue même de la flûte et connaît le solfège!»
«L’employé aux écritures Miron danse avec fièvre lors des réjouissances; il grignote des graines de potiron en sirotant sa bière. Il faut le révoquer pour qu’il guérisse de ces passions.»
«En achetant des fleurs tous les matins, l’institutrice Hela soumet son entourage à la tentation. C’est inadmissible, elle va corrompre la jeunesse.»
—
Énumérer toutes les ignobles passions de ce peuple dévoyé, est-ce bien nécessaire? Disons simplement, et cela suffira, qu’il n’y avait dans tout le pays qu’une dizaine de braves gens; les autres, hommes et femmes, jeunes et vieux, tous étaient, selon l’expression consacrée, pourris jusqu’à l’os.
Et cette dizaine d’honnêtes citoyens, à votre avis, comment supportaient-ils la situation dans ce pays à la dérive? Mal très mal… Pour eux, le plus atroce était d’avoir à contempler la déchéance de leur propre pays, qu’ils aimaient d’un amour ardent. Ils n’en dormaient plus de la journée ni de la nuit tant ils se faisaient du souci: comment remettre dans le droit chemin leurs concitoyens égarés, comment sauver le pays de la décadence?
Brûlant de patriotisme, pétris de vertus, débordant de noblesse, ils étaient prêts aux plus grands sacrifices pour le bonheur de la patrie. Et un jour, en effet, ils firent preuve d’un dévouement héroïque: s’inclinant devant la cruelle loi du destin, qui leur adjugeait ce lourd fardeau, ils acceptèrent de devenir ministres, de prendre sur eux l’auguste tâche de purger le pays de ses péchés et de ses passions.
Tout instruits qu’ils fussent, mener à bien une entreprise aussi ardue n’alla pas sans difficultés.
Finalement, une idée passa par la tête de celui qui était le plus bête — ce qui, chez eux, voulait dire qu’il avait le plus d’esprit: il fallait convoquer l’Assemblée nationale, mais seuls des étrangers devraient y siéger. Tout le monde accepta cette merveilleuse idée. On embaucha, aux frais de l’État, deux cents étrangers. On en captura deux cents autres, un par un, parmi marchands et négociants qui se trouvaient par hasard dans le pays pour affaires. Ils eurent beau résister et se débattre, la raison du plus fort s’avéra la meilleure.
C’est ainsi que quatre cents étrangers furent présentés à la députation; ils seraient l’expression même des aspirations nationales et statueraient sur toutes sortes de problèmes pour le plus grand bien du pays.
Aussitôt après qu’on se fut acquitté de cette tâche et qu’on eut trouvé et désigné le nombre suffisant de représentants du peuple, on organisa des élections législatives. N’y voyez rien de bizarre: telle était la coutume dans ce pays.
La session de l’Assemblée s’ouvrit. Délibérations, discours, débats… Il y avait du pain sur la planche. Tout se passa vite et bien jusqu’à ce qu’on en vînt aux passions. Là, on tomba sur un os. Quelqu’un finit par proposer de voter un texte qui abolirait toutes les passions dans le pays.
Un tonnerre d’exclamations enthousiastes résonna dans toute la Chambre:
— Vive l’orateur! Vivat!
Transportés, les députés acceptèrent la proposition et adoptè-rent la résolution suivante:
«Constatant que les passions entravent le progrès de la nation, les représentants du peuple sont amenés à voter ce nouvel article de loi:
«À dater de ce jour, les passions n’ont plus cours; nuisibles au peuple et nocives pour le pays, elles sont définitivement abolies.»
—
À peine cinq minutes après la promulgation de la loi sur l’abolition des passions, qui n’était encore connue que des seuls députés, il se passait déjà toutes sortes de bizarreries aux quatre coins du pays.
Voyez plutôt ce témoignage, dont je vais vous citer — en traduction — quelques pages.
Les voici mot pour mot:
«… Je fumais comme un sapeur. Dès le réveil, il me fallait tout de suite une cigarette. Un jour, au saut du lit, j’ai pris mon pot à tabac pour m’en rouler une comme chaque matin. J’ai commencé à me sentir mal à l’aise (à cet instant, le député était en train de soumettre sa proposition). Subitement, ma main s’est mise à trembler et la cigarette est tombée; j’ai craché dessus avec dégoût… “J’arrête de fumer” ai-je alors pensé. Le tabac me faisait vomir, rien que d’en voir j’en avais la nausée. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer tout à coup? Bizarre… Je suis sorti dans la cour. Et là, je n’ai pas été déçu par le spectacle! Mon voisin, un ivrogne patenté qui ne tenait pas trois minutes sans boire de vin, était là devant la porte à se gratter la tête, point soûl, pour une fois fort convenable.
Le commis, qui venait d’apporter du vin, lui a tendu la bouteille, comme d’habitude.
L’autre l’a violemment jetée par terre; elle a éclaté en mille morceaux. À la vue du vin répandu, le voisin a crié écœuré:
— Pouah! Quelle horreur!
Après un long silence, il a demandé gentiment qu’on lui apporte de l’eau.
Après s’en être servi une bonne rasade, il est parti travailler.
Sa femme en pleurait de joie. Son mari s’était amendé en un clin d’œil!
Mon autre voisin, qui lisait toujours la presse avec avidité, était assis à sa fenêtre; lui aussi semblait vaguement transfiguré et avait l’air bizarre.
Je lui ai demandé:
— Vous avez reçu les journaux?
Q m’a répondu:
— C’est terminé pour moi, ça me dégoûte! Pour ma prochaine lecture, j’hésite entre un manuel d’archéologie et une grammaire grecque!…
Passant mon chemin, je suis sorti dans la rue.
Le bourg tout entier était transfiguré. Un politicien invétéré, qui s’acheminait vers une réunion politique, a fait demi-tour subitement; il s’est mis à courir, comme s’il était poursuivi par quelqu’un.
Quelle mouche l’avait piqué? Pourquoi s’en retournait-il sans crier gare? Comme je lui posais la question, il m’a dit:
— Je venais juste de partir à la réunion quand tout à coup; ça m’a traversé l’esprit: je ferais mieux de rentrer à la maison, de me procurer un ouvrage sur l’agriculture ou l’industrie nationale, de le lire, de me perfectionner. Qu’est-ce que j’irais bien faire à cette réunion?
Sur ce, le politicien a couru chez lui se plonger dans l’étude des travaux des champs.
Toutes ces choses qui arrivaient si subitement… Je n’en revenais pas. Rentré chez moi, je me suis mis à compulser mon manuel de psychologie. Je voulais lire le passage sur les passions.
A la page “Passions”, justement, il ne restait que le titre, tout le reste s’était décoloré! Comme s’il n’y avait jamais rien eu d’écrit sur la page!
— Ça alors! Sapristi! comment est-ce possible?
Dans toute la ville, impossible de trouver où que ce soit le moindre vice, la moindre passion; même le bétail était devenu intelligent!
Le surlendemain, les journaux annonçaient la mesure d’abolition prise par le parlement.
— Ah, ah! c’était donc ça! On est tous là à se demander ce qui nous arrive et en fait, c’est très simple: l’Assemblée nationale a aboli les passions!»
Ce témoignage éclaire parfaitement les événements bizarres qui survenaient dans le pays au moment même où les députés votaient l’abolition.
La nouvelle loi fut bientôt connue de tout un chacun; aussi cessa-t-on de trouver bizarre l’extinction subite des passions. Les maîtres d’école enseignaient à leurs élèves:
«Autrefois, l’âme des hommes était habitée par les passions. C’était l’une des branches les plus compliquées et les plus difficiles de la psychologie. Mais elles furent abolies par une résolution de l’Assemblée, de sorte que cette branche de la psychologie n’existe plus, et l’âme des hommes est désormais exempte de passions. L’abolition fut prononcée le…»
— Ouf! ça fait toujours ça de moins à apprendre! chuchotaient les élèves.
Ils étaient bien contents de la décision prise par l’Assemblée, car pour le cours suivant il leur fallait juste savoir par cœur:
«À la date du…, une résolution de l’Assemblée nationale a aboli toutes les passions, qui n’existent donc plus parmi les hommes!…»
Il leur suffisait de débiter ce passage sans aucune faute pour obtenir la meilleure note.
Voilà donc comment ce peuple échappa subitement à l’empire des passions et s’amenda. Il serait même devenu, paraît-il, un peuple d’anges!
Source: Domanović, Radoje, Au fer rouge, Non lieu, Paris, 2008 (traduit par Ch. Chalhoub).
Servilie (11/12)
Le lendemain, j’appris la chute du gouvernement. Dans les rues, les cafés, les habitations, partout résonnèrent des chants joyeux. Déjà, des délégations de tous les coins de Servilie venaient, au nom du peuple, saluer le nouveau cabinet. Les journaux débordaient de télégrammes de félicitations et autres serments d’allégeance émanant des fidèles citoyens. Tous ces messages étaient pratiquement identiques, seuls noms et signatures différaient. En voici un exemple:
«À l’attention de Monsieur Président du Conseil
«Monsieur le Président,
«Votre patriotisme et vos grandes œuvres en faveur de notre chère patrie sont connus à travers toute la Servilie. Votre arrivée à la direction du pays plonge le peuple de notre région dans la joie et l’allégresse, car chacun est fermement convaincu que vous seul, avec l’aide de vos amis, êtes en mesure de sortir notre pays de cette pénible et difficile conjoncture, de cette misère dans laquelle l’a jeté le travail déplorable et antinational de vos prédécesseurs.
«C’est avec des larmes de joie que nous vous acclamons: Vivat!
«Au nom de cinq cent signataires.
«(signature d’un commerçant)»
Les serments d’allégeance ressemblaient le plus souvent à celui-ci:
«Jusqu’à ce jour, j’ai été loyal à l’ancien régime, mais comme l’arrivée du nouveau cabinet m’a apporté aujourd’hui la certitude absolue que le gouvernement précédent agissait au détriment du pays, et comme ce nouveau cabinet est seul en mesure de remettre le pays sur la bonne voie et de réaliser les grands idéaux nationaux, je fais le serment de soutenir de toutes mes forces, à partir d’aujourd’hui, le gouvernement actuel et de dénoncer, partout et en toutes circonstances, le régime mal famé qui l’a précédé, et qui donne envie de vomir à tous les honnêtes gens de ce pays.»
«(signature)»
Dans ces mêmes journaux, qui jusqu’alors ne tarissaient pas d’éloges sur la moindre initiative de l’administration précédente, je lisais maintenant des articles qui la vouaient aux gémonies et portaient aux nues la nouvelle.
En passant en revue les numéros parus depuis le début de l’année, je constatai que, à chaque fois qu’une nouvelle équipe arrivait au pouvoir, tout se répétait exactement à l’identique. À chaque fois, on saluait le nouveau gouvernement comme le seul à valoir quelque chose, et on accablait l’ancien, qu’on traitait de cabinet félon, scélérat, nuisible, maléfique, abject.
Les mêmes personnes envoyaient à l’identique les mêmes compliments, les mêmes proclamations de loyauté à chaque nouveau cabinet, et c’étaient toujours les mêmes gens qui constituaient les délégations.
Les fonctionnaires mettaient une diligence particulière à jurer fidélité au nouveau gouvernement, exception faite de ceux qui osaient risquer de perdre leur poste en prenant une attitude adverse. Ces fonctionnaires-là n’étaient guère nombreux et l’opinion publique en pensait pis que pendre, car ils souillaient une noble tradition, existant en Servilie depuis longtemps déjà.
J’eus une conversation avec un brave fonctionnaire à propos de l’un de ses collègues qui n’avait pas voulu féliciter le nouveau gouvernement de son arrivée à la tête du pays, et qui pour cette raison avait été rayé des cadres de administration.
— Il a l’air de quelqu’un de sensé, dis-je.
— Un crétin! répondit l’autre froidement.
— Je n’irais pas jusque là!
— Ah! je vous en prie, ne me parlez pas de cet énergumène. Il préfère crever de faim avec toute sa famille, au lieu d’avoir un peu de jugeote et de s’occuper de ses oignons, comme tout le monde.
Et tout le monde, justement, partageait cet avis sur les récalcitrants, qu’on regardait certes avec pitié, mais aussi avec mépris.
—
Comme le nouveau gouvernement avait des affaires pressantes à traiter, il était urgent que le peuple, à travers ses représentants élus, lui exprimât sa totale confiance, mais qu’en même temps il condamnât le travail des anciens ministres et de la Chambre précédente. Il fut donc décidé de maintenir les députés dans leurs fonctions.
Cela m’étonna au plus haut point, aussi allai-je trouver l’un d’eux pour m’en entretenir avec lui:
— Le cabinet va sans doute tomber, puisque l’Assemblée reste la même? lui demandai-je.
— Il ne tombera pas.
— Bon, d’accord, mais comment le gouvernement aura-t-il la confiance de cette Assemblée?
— Nous la voterons!
— Vous seriez alors obligés de désavouer l’ancienne administration, et par conséquent de renier votre propre travail!
— Notre propre travail? Lequel?
— Celui que vous avez fait sous l’ancienne administration!
— Nous allons désapprouver l’ancienne administration!
— Bon, d’accord, mais comment pouvez-vous le faire, vous, les mêmes députés, alors que vous l’avez soutenue jusqu’à hier?
— Ça ne change rien.
— Je n’y comprends rien!
— Ce n’est pourtant pas compliqué! dit-il, imperturbable.
— C’est étrange!
—Je ne vois pas ce qu’il y a d’étrange. Il faudra bien que quelqu’un le fasse, que ce soit nous ou d’autres députés. Ce n’est qu’une formalité, dont le gouvernement a besoin. Le vote du parlement est d’ailleurs un principe que nous avons emprunté aux pays étrangers, sauf que chez nous, la représentation nationale ne fait que ce que le gouvernement veut qu’elle fasse.
— Mais alors, à quoi bon une assemblée élue?
— Je me tue à vous le répéter, c’est juste pour la forme, pour qu’on puisse dire que, chez nous aussi, il y a une assemblée. Il faut bien que le régime ait l’air d’être parlementaire.
— Ah! J’ai enfin compris! dis-je, confondu par cette étonnante réponse.
Les députés montrèrent effectivement qu’ils savaient apprécier leur patrie: pour elle, ils abdiquèrent tout amour-propre et toute dignité.
— Nos ancêtres ont fait le sacrifice de leur vie pour ce pays, mais nous, nous en sommes encore à tergiverser sur le simple sacrifice de notre honneur! s’exclama l’un des élus.
— Bien dit! Bien dit! cria-t-on de tous les côtés.
Les travaux de l’Assemblée furent rondement menés.
On commença par voter la confiance au nouveau gouvernement et condamner ce qu’avait réalisé l’ancien, à la suite de quoi le cabinet proposa à la représentation populaire de réviser quelques lois.
Cette suggestion fut acceptée à l’unanimité et les amendements adoptés; à moins d’être modifiées et complétées, ces lois empêchaient en effet un certain nombre de parents et amis de messieurs les ministres d’obtenir des postes élevés dans l’administration.
Pour finir, on accorda un blanc-seing au gouvernement pour toutes les dépenses non inscrites au budget qu’il serait amené à engager. La session parlementaire fut alors suspendue et les députés, fatigués d’avoir œuvré au service de l’État, rentrèrent chez eux se reposer; quant aux membres du cabinet, ayant franchi tous les obstacles avec succès, satisfaits de la totale confiance dont le peuple les gratifiait, ils organisèrent des agapes fraternelles afin de se remettre eux aussi, en trinquant gaiement, des écrasants soucis que leur causait la bonne marche du pays.
Servilie (10/12)
Après avoir fait la tournée de tous les ministères, je décidai de poursuivre avec la Chambre des représentants du peuple, laquelle était ainsi qualifiée en vertu d’une habitude dépassée, car en réalité c’était le ministre de la police qui nommait les députés. À chaque changement de gouvernement, on convoquait immédiatement de nouvelles élections, ce qui veut dire qu’il y en avait au moins une fois par mois. Le terme élection signifiait en l’espèce désignation des députés et remontait à l’époque de la société patriarcale, quand le peuple, en plus de ses autres malheurs, avait aussi la fastidieuse obligation de réfléchir et de s’occuper lui-même de choisir ses représentants. Autrefois, on avait bien voté de cette manière primitive, mais la Servilie moderne et civilisée avait simplifié cette procédure idiote qui faisait perdre inutilement son temps. Le ministre de la police, déchargeant la population de ses soucis, choisissait à sa place et nommait les députés; les gens ne gaspillaient plus leurs journées, ne se préoccupaient plus de rien et n’avaient plus à penser. En vertu de quoi, il était naturel de parler d’élections libres.
Les représentants du peuple ainsi élus se réunissaient dans la capitale de Servilie pour délibérer et statuer sur les diverses questions intéressant le pays. Le gouvernement — n’importe lequel, pour peu qu’il fût patriotique, évidemment — faisait en sorte, là aussi, que les débats fussent menés de façon intelligente et moderne. Il endossait, là encore, toutes les responsabilités. Une fois réunis, avant de démarrer leurs travaux, les députés étaient obligés de passer quelques jours dans une classe préparatoire qu’on appelait club. Ils s’y entraînaient à jouer leur rôle du mieux possible.
Tout cela ressemblait aux répétitions d’une pièce de théâtre.
Le gouvernement écrivait lui-même la partition que les représentants du peuple devaient interpréter à l’Assemblée nationale. Le président du club, tel un metteur en scène, était prié de connaître l’œuvre sur le bout des doigts et d’en distribuer les rôles aux élus pour chaque séance publique — en fonction de leurs capacités, naturellement. Il confiait à certains de longs discours, à d’autres de plus courts, aux débutants d’encore plus succincts, et les répliques de quelques-uns se limitaient à un seul mot, «pour» ou «contre». (Ce dernier cas était rarissime et ne se produisait que s’il était prévu de respecter pour une fois la procédure de vote et de compter le nombre de voix pour déterminer quel parti l’avait emporté; mais en réalité, le résultat était décidé bien avant la séance de la Chambre.) Ceux qui étaient inutilisables dans cette distribution jouaient des personnages muets, pour le cas où on devrait voter par assis et debout. Une fois la répartition des rôles bouclée, les députés rentraient chez eux pour se préparer à la séance publique. Je fus époustouflé quand je les vis pour la première fois apprendre leur texte.
Je m’étais levé de bon matin pour aller me promener au parc. Il y avait là une foule d’élèves, petits écoliers du primaire et jeunes garçons du secondaire. Certains déambulaient de long en large en lisant leurs leçons à haute voix: qui son histoire, qui sa chimie, qui son catéchisme, etc. D’autres, deux par deux, se faisaient passer des colles sur ce qu’ils avaient appris. Tout d’un coup, j’aperçus parmi les enfants quelques individus d’âge respectable qui, assis ou marchant eux aussi de long en large, apprenaient quelque chose le nez plongé dans des papiers. Je m’approchai d’un vieil homme en costume national et tendis l’oreille; il relisait sans cesse la même phrase :
— Messieurs les députés, à l’occasion de la discussion de cet important projet de loi, et après l’excellent discours de mon honorable collègue T… M…, dans lequel sont exposés le caractère majeur et les aspects positifs d’une telle législation, je suis amené moi aussi à dire quelques mots qui, justement, complètent dans une certaine mesure l’avis de mon distingué prédécesseur à cette tribune.
Il lut cette réplique plus de dix fois, après quoi il mit son feuillet de côté, releva la tête, ferma à demi les yeux et commença de mémoire:
— Messieurs les députés, apres mon honorable collègue dans lequel est…
Là-dessus, il s’interrompit, fronça les sourcils, garda longuement le silence, tentant de se souvenir, pour finalement reprendre ses feuilles et relire à haute voix la même phrase. Il essaya alors de nouveau de la réciter par cœur, mais sans succès, il se trompa encore. Il eut beau réitérer cette procédure à plusieurs reprises, le résultat ne fit qu’empirer. Le vieux bonhomme poussa un gros soupir et, agacé, repoussa ses papiers; sa tête s’affaissa sur sa poitrine.
Assis sur un banc en face de lui, son livre refermé entre les mains, un écolier débitait son cours de botanique:
— Cette petite plante bénéfique pousse dans les régions marécageuses. La racine en est couramment utilisée comme médicament…
Le vieux bonhomme leva la tête. Quand l’enfant eut fini de réciter, il lui demanda:
— Tu as appris ta leçon jusqu’au bout?
— Oui, jusqu’au bout.
— Puisses-tu rester en pleine santé, petit! Profites-en, tant qu’on est jeune on a de la mémoire, mais quand tu auras mon âge — plus rien!
Je n’arrivais pas du tout à m’expliquer ce que faisaient toutes ces têtes chenues au milieu des enfants, et encore moins ce qu’elles pouvaient bien apprendre. Quelle sorte d’école y avait-il donc en Servilie?
Incapable d’élucider tout seul ce mystère mais dévoré de curiosité, je finis par aller trouver le vieux bonhomme; il ressortit de notre conversation qu’il était député et que, au club, on lui avait assigné un discours, dont il rabâchait peu auparavant la première phrase…
Une fois les leçons apprises venaient les colles, après quoi se tenaient les répétitions. J’eus la chance d’assister à l’une d’elles.
Arrivés au club, chacun des députés prit sa place. Le président du club, entouré des deux vice-présidents, était assis à une table particulière. À côté se trouvait celle des membres du gouvernement et, un peu plus loin, celle des secrétaires du club. L’un d’eux fit d’abord l’appel, puis on entama les travaux proprement dits.
— Que tous ceux qui jouent les rôles de l’opposition se lèvent! ordonna le président.
Quelques-uns se mirent debout.
Le secrétaire en compta sept.
— Où est passé le huitième? demanda le président.
Personne ne se manifesta.
Les députés se mirent à regarder à la ronde, l’air de dire: «Ce n’est pas moi; je ne sais pas qui est ce huitième!»
Les sept aussi se retournaient, cherchant des yeux leur huitième collègue, quand l’un d’eux finit par retrouver la mémoire:
— Eh, mais, il doit jouer quelqu’un de l’opposition, lui, là! s’exclama-t-il.
— Pas du tout! Ce sont des calomnies! répondit le susdit furieux mais en baissant les yeux.
— Alors, qui est-ce? lui demanda le président.
— Je ne sais pas.
S’adressant au secrétaire, le président s’enquit:
— Tout le monde est présent?
— Tout le monde.
— Bon sang, il doit bien être là!
Personne ne se manifesta. Les députés, y compris celui qu’on avait dénoncé, recommencèrent à se retourner dans toutes les directions.
— Celui qui joue le huitième, qu’il fasse signe!
Personne ne fit le moindre signe.
— C’est toi! Pourquoi tu ne te lèves pas? dit le président à celui qu’on soupçonnait.
— C’est lui! C’est lui! s’écrièrent les autres.
Ils poussèrent tous un gros soupir de soulagement, comme si on venait de leur ôter des épaules un lourd fardeau.
Je ne peux pas jouer un opposant, gémit désespérément le fautif.
— Comment ça, tu ne peux pas? demanda le président.
— Que quelqu’un d’autre fasse l’opposition.
— Ça n’a aucune importance, n’importe qui fera l’affaire.
— J’aime être du côté du gouvernement.
— Mais voyons, en vérité, tu l’es, du côté du gouvernement; c’est juste pour la forme, il faut bien que quelqu’un représente l’opposition.
— Je ne veux pas représenter l’opposition, je suis pour le gouvernement.
Le président entreprit de s’expliquer avec lui en long, en large et en travers; il ne le convainquit qu’à grand-peine après que l’un des ministres lui eut promis un beau marché où on pouvait gagner gros.
— Ouf, enfin! s’exclama le président, éreinté et tout en nage. Désormais, le compte y est.
Pendant l’explication que lui et le gouvernement avaient eue avec le huitième homme pour le faire — difficilement — fléchir, les sept autres s’étaient rassis.
— Bon, maintenant, que tous ceux de l’opposition se lèvent! dit le président, satisfait, en s’épongeant le front.
Seul le huitième homme se tenait là, debout.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, où sont donc passés les autres? vociféra le président hors de lui.
— Nous sommes dans le camp du gouvernement! grommelèrent les sept premiers.
— C’est vraiment la pénurie, dans cette opposition! s’écria, accablé, le ministre de la police.
Le silence tomba, un silence pesant, écrasant.
Le ministre reprit, cette fois d’un ton furieux:
— Mais vous y êtes, dans le camp du gouvernement!… Si vous n’y étiez pas, je ne vous aurais jamais choisis! Vous trouvez peut-être que c’est à nous, ministres, de jouer les rôles de l’opposition? Ce n’est pas la peine de venir me voir pour les prochaines élections. Dans vos huit circonscriptions, je laisserai le peuple choisir lui-même, au moins aurons-nous une opposition digne de ce nom!
Finalement, après qu’on se fut longuement expliqué et qu’on eut promis à chacun tout et n’importe quoi, les sept autres acceptèrent aussi d’assumer ces rôles ingrats. À l’un, on avait promis un poste, à l’autre, un revenu confortable, et à tous, une gratification pour l’immense service rendu au gouvernement, lequel tenait à ce que l’Assemblée nationale eût l’air tant soit peu authentique.
Après cet heureux épilogue, le principal obstacle étant levé, le président entreprit de faire répéter leurs répliques aux opposants:
— Quel est ton rôle? demanda-t-il au premier.
— Mon rôle est d’interpeller le gouvernement sur le fait qu’on jette les deniers publics par les fenêtres.
— Quelle sera sa réponse?
— Il répondra qu’il est à court d’argent.
— Et toi, qu’as-tu à dire à cela?
— J’ai à dire à cela que je suis entièrement satisfait de la réponse du gouvernement et que je demande aux députés de l’opposition de se rallier à mon avis.
— Tu peux t’asseoir! dit le président, lui aussi satisfait.
— En quoi consiste ton rôle? demanda-t-il au deuxième.
— Je dois interpeller le gouvernement sur le fait que certains fonctionnaires ont obtenu des postes élevés en sautant les échelons, qu’ils touchent chacun plusieurs gros salaires et de nombreuses indemnités, tandis que d’autres, plus compétents et plus anciens dans le service, restent à des positions inférieures, et n’ont pas eu d’avancement depuis de longues années.
— Bien, et que doit répondre à cela le gouvernement?
— Les ministres diront qu’ils n’ont promu sans respecter les échelons que leurs plus proches parents, ainsi que les gens dont leurs amis intimes ont plaidé la cause, et personne d’autre.
— Et toi, qu’est-ce que tu diras?
— Je dirai que je suis entièrement satisfait de la réponse du gouvernement.
Le président demanda au troisième quel était son rôle.
— Je dois attaquer le gouvernement de la manière la plus cinglante sur le fait qu’il contracte un emprunt à des conditions désavantageuses, alors que la situation financière du pays est déjà difficile.
— Que répondra le gouvernement?
— Il répondra qu’il a besoin d’argent.
— Et toi, qu’est-ce que tu diras?
— Je dirai que d’aussi puissants arguments m’ont totalement convaincu, et que je suis satisfait de la réponse.
— Et toi, qu’as-tu à faire? demanda-t-il au quatrième.
— À interpeller le ministre de la guerre sur le fait que l’année meurt de faim.
— Que dira-t-il?
— Elle n’a rien à manger!
— Et toi?
— Je suis entièrement satisfait.
— Assieds-toi.
Il interrogea de meme les membres restants de l’opposition, puis il passa à la majorité parlementaire.
Ceux qui savaient parfaitement leur rôle furent félicités les autres ne furent pas autorisés à se présenter à la séance de I l’Assemblée.
—
Du fait des circonstances défavorables qui régnaient dans le pays, la représentation nationale fut obligée, lors des premières séances, de procéder à l’examen des points les plus urgents. Le gouvernement, partageant ce sens du devoir, et afin qu’on ne perdît pas son temps en futilités, fit immédiatement inscrire à l’ordre du jour une loi sur l’organisation des forces navales.
Quand j’en entendis parler, je demandai à l’un des députés:
— Vous avez beaucoup de navires de guerre?
— Non.
— Vous en avez combien, en tout?
— Pour l’instant, aucun!
J’en fus interloqué. Il le remarqua, et s’étonna à son tour.
— Qu’est-ce que vous trouvez là de curieux? me demanda-t-il.
— J’ai entendu dire que vous aviez adopté une loi sur…
— Exact, m’interrompit-il, nous l’avons votée; il le fallait, puisque nous n’avions toujours pas de loi sur l’organisation de la flotte.
— La Servilie s’étend donc jusqu’à la mer?
— Pas pour l’instant.
— Mais alors, à quoi bon cette loi?
Cela fit rire le député, qui précisa:
— Il fut un temps, monsieur, où notre pays avait deux frontières maritimes. Or, notre idéal national est de faire de la Servilie ce qu’elle fut autrefois. Nous y travaillons, voyez-vous.
— Ah, mais ça change tout… dis-je sur un ton d’excuse. Je comprends, maintenant; permettez-moi de vous dire que la Servilie deviendra assurément une grande et puissante nation, et qu’elle le restera aussi longtemps qu’elle sera choyée avec un tel dévouement et qu’elle sera dirigée avec autant de discemement et de patriotisme qu’aujourd’hui!
Servilie (6/12)
Quand je rendis visite au ministre des finances, celui-ci me reçut immédiatement, bien qu’il fut, disait-il, en plein travail.
— Votre venue tombe à point nommé, cher monsieur, je vais pouvoir m’accorder une petite pause. J’ai travaillé jusqu’à maintenant et, croyez-moi, j’en ai déjà la migraine! dit le ministre en levant sur moi des yeux éteints.
— Votre charge est en effet très lourde quand il y a tant à faire, observai-je. Vous réfléchissiez sans doute à quelque importante question financière?
— La polémique qui m’oppose à M. le ministre des travaux publics sur un point fondamental va, je crois, vous intéresser à plus d’un titre. Depuis ce matin, j’y ai passé trois bonnes heures. Je m’estime en droit de plaider une cause juste… Tenez, je vais vous montrer l’article que j’ai préparé pour la presse.
J’attendais avec impatience de prendre connaissance du mémorable article et, par la même occasion, de découvrir le motif de la lutte capitale et acharnée engagée entre le ministre des travaux publics et celui des finances. Ce dernier, plein de majesté, le visage empreint d’une gravité solennelle, prit un manuscrit entre les mains, se racla la gorge et lut le titre: «Quelques mots de plus sur la question des frontières méridionales de notre pays dans l’Antiquité»
— Il s’agit, semble-t-il, d’un différend de nature historique?
Quelque peu surpris par une remarque aussi saugrenue, le ministre confirma, en me regardant à travers ses lunettes d’un œil morne et las:
— Historique, oui.
— Vous traitez de questions d’histoire?
— Moi?… s’exclama le ministre, une pointe d’irritation dans la voix. C’est une discipline que je pratique depuis près de trente ans et ce, sans vouloir me vanter, avec succès, termina-t-il avec un air de reproche.
Pour justifier tant soit peu les propos franchement inconsidérés que je venais de tenir, je dis poliment:
— J’apprécie hautement l’histoire et les gens qui dévouent toute leur existence à cette science vraiment fondamentale.
— Non seulement fondamentale, cher monsieur, mais la plus fondamentale de toutes, vous comprenez, la plus fondamentale! s’écria le ministre avec exaltation, en posant sur moi un lourd regard interrogateur.
— Absolument! acquiesçai-je.
— Voyez-vous, reprit-il, si ce que mon collègue des travaux publics avance à propos de la frontière de notre pays devait être avéré, ce serait extrêmement dommageable!
— Lui aussi est historien? l’interrompis-je.
— Pseudo-historien. Ses travaux dans ce domaine ne font que causer du tort. Tenez, lisez vous-même son point de vue sur l’antique frontière de notre pays, vous verrez tout ce qu’il y a là d’ignorance et même, à dire vrai, d’absence de patriotisme.
— Et que démontre-t-il, s’il est permis de le savoir? lui demandai-je.
— Mais cher monsieur, il ne démontre rien! Son argumentation est déplorable: il prétend que l’ancienne frontière méridionale passait au nord de Bourg-la-Rapine; c’est malhonnête, car nos ennemis peuvent alors, la conscience tranquille, revendiquer des territoires jusqu’au-delà de cette ville. Vous imaginez les torts que cela cause à ce pays martyrisé? déclama le ministre avec véhémence, d’une voix consternée où vibrait un légitime courroux.
— Des torts incommensurables! m’exclamai-je à mon tour, comme épouvanté à l’idée de l’abomination que l’ignorance et l’incompréhension du ministre des travaux publics risquaient d’infliger au pays tout entier.
— Je ne céderai pas sur ce point, monsieur, car ainsi me l’ordonne le devoir que j’ai d’agir en bon fils à l’égard de notre mère patrie. Je vais porter ce litige devant la représentation nationale elle-même; qu’elle prenne sa décision, qui vaudra pour chacun de nos concitoyens. En cas de désaveu, je donnerai ma démission, car c’est déjà la deuxième fois que je suis en conflit avec le ministre des travaux publics, et une fois de plus sur des questions déterminantes pour le pays.
— L’Assemblée est donc habilitée à se prononcer sur des sujets relevant de la science?
— Pourquoi ne le serait-elle pas? L’Assemblée est en droit de prendre, sur tous les sujets, des décisions qui ont force de loi. Tenez, hier, l’un de nos compatriotes a soumis une requête à la Chambre afin que sa date de naissance soit avancée de cinq ans.
— Comment est-ce possible? m’étonnai-je spontanément.
— Et pourquoi ne serait-ce pas possible?… Il est né, mettons, en 1874, et l’Assemblée proclame que son année de naissance est 1869.
— Surprenant! Et cela lui sert à quoi?
— A avoir le droit de se porter candidat à la députation dans une circonscription dont le siège est vacant; c’est notre homme, il contribuera comme il convient à l’équilibre politique actuel.
Interdit, je ne sus que dire. Le ministre eut l’air de s’en rendre compte et reprit:
— On dirait que cela vous étonne. Les cas de ce genre ne sont pas rares. La Chambre a donné suite à une requête de cette nature adressée par une dame qui réclamait que l’Assemblée la déclare plus jeune de dix ans. Une autre femme a sollicité des députés qu’ils décident de manière irrévocable qu’elle avait, dans son mariage, donné naissance à deux enfants, ceux-ci devenant aussitôt les héritiers légaux du riche mari. Et comme cette femme avait de bons et puissants amis, l’Assemblée a bien sûr accédé à son innocente et noble demande; elle a été déclarée mère de deux enfants.
— Et où sont les enfants? demandai-je.
— Quels enfants?
— Mais ceux dont vous parlez!
— Ils n’existent pas, vous ne comprenez donc pas? Grâce à la décision de la Chambre, on considère que cette femme a deux enfants, ce qui a mis fin à la vie détestable qu’elle menait avec son mari.
Bien que ce ne fut guère poli, je ne pus m’empêcher de dire:
— Je ne comprends pas.
— Comment ça, vous ne comprenez pas? C’est pourtant simple. Ce riche négociant, le mari de la dame dont nous parlons, n’a pas eu d’enfants avec elle. Vous comprenez?
— Je comprends.
— Parfait, maintenant écoutez la suite: étant très riche il voulait avoir des enfants qui hériteraient de son vaste patrimoine, ce qui a rendu infernale la vie commune avec son épouse. Celle-ci, comme je vous le disais, s’est alors adressée à la Chambre, qui a résolu le problème favorablement.
— Mais le riche négociant est-il satisfait de cette décision de la représentation nationale?
— Évidemment qu’il en est satisfait. Il est maintenant tout à fait tranquillisé et aime désormais beaucoup sa femme.
La conversation suivit son cours, nous discutâmes de nombreux sujets; mais M. le ministre n’aborda pas le moins du monde les questions financières.
Finalement, je m’enhardis à lui demander sur le ton le plus humble:
— La gestion des finances publiques est excellente dans votre pays, monsieur le ministre?
— Excellente! dit-il avec assurance.
Il ajouta aussitôt:
— L’essentiel est de bien élaborer le budget, ensuite cela va tout seul.
— À combien de millions par an s’élève le budget de l’État?
— À plus de quatre-vingts millions, qui se répartissent comme suit: pour les anciens ministres, maintenant à la retraite ou en disponibilité, trente millions; pour l’achat des décorations, dix millions; pour la promotion de l’épargne populaire, cinq millions.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, monsieur le ministre… Je ne comprends pas la nature de ces dépenses, à hauteur de cinq millions, pour promouvoir l’épargne.
— Eh bien voyez-vous, cher monsieur, dès qu’il s’agit de financement, le plus important, incontestablement, c’est l’épargne. Cette innovation n’existe nulle part au monde, mais les épreuves dues aux désastreuses conditions financières du pays nous y ont habitués, et nous avons donc choisi de sacrifier cette coquette somme chaque année afin d’aider et de soulager si peu que ce soit notre peuple. Désormais la situation ne peut que s’améliorer: en effet, en ce court laps de temps, un bon million a déjà été prodigué aux auteurs d’ouvrages sur l’épargne destinés au grand public. Comme j’ai moi-même l’intention d’aider tant soit peu mes compatriotes à cet égard, je suis en train d’écrire un livre, Notre nation et l’épargne pendant l’Antiquité; mon fils rédige le sien, L’influence de l’épargne sur le progrès culturel de la nation; ma fille a jusqu’à présent achevé deux nouvelles, pour le grand public également, sur la nécessité d’épargner, et elle travaille actuellement à une troisième, Ljubica la fastueuse et Mica l’économe.
— Ce doit être une bien belle histoire!
— Très belle. On y raconte comment Ljubica se ruina par amour et comment Mica épousa un nabab, sans jamais se défaire de son sens de l’économie. L’histoire se termine par ces mots: «Aide-toi, le ciel t’aidera.»
— Cela va avoir une influence extraordinairement positive sur le peuple! dis-je enthousiasmé.
— Assurément, poursuivit M. le ministre, une grande et considérable influence. Tenez, par exemple, depuis que l’épargne a été instituée, ma fille a déjà économisé plus de cent mille dinars pour sa dot.
— C’est donc un poste capital du budget, fis-je observer.
— C’est exact, mais avoir cette bonne idée nous a coûté fort cher; quant aux autres postes budgétaires, ils existaient déjà auparavant, avant que je ne devienne ministre. Par exemple, cinq millions pour les festivités populaires, dix millions pour les dépenses discrétionnaires des membres du cabinet, cinq pour la police secrète, cinq pour entretenir le gouvernement et consolider sa position, un demi-million pour les frais de représentation des ministres. Là comme ailleurs, nous sommes très économes. Vient ensuite tout le reste, de moindre importance dans le budget.
— Et pour l’éducation, la défense, les autres administrations?
— Ah oui, vous avez raison, il y en a encore pour une quarantaine de millions, l’éducation exceptée, mais ce montant entre dans le déficit annuel ordinaire.
— Et l’éducation, alors?
— L’éducation? Eh bien, évidemment, les coûts y afferents font partie des dépenses non prévues.
— Mais alors, par quoi comblez-vous un si grand déficit?
— Par rien. Par quoi voudriez-vous le combler? Il est imputé sur la dette publique. Dès que le déficit atteint un certain montant, nous lançons un emprunt, et ainsi de suite. D’un autre côté, nous veillons que certains chapitres du budget soient excédentaires. J’ai déjà commencé à introduire des mesures d’économie dans mon ministère, et mes collègues y travaillent eux aussi d’arrache-pied. Épargner, je vous le disais tout à l’heure, c’est la clef de la prospérité, dans n’importe quel pays. Hier, pour faire des économies, j’ai congédié l’un de mes agents. Ça fait toujours huit cents dinars de moins par an.
— Vous avez bien fait! dis-je.
— Il faut s’atteler une bonne fois à la besogne, n’est-ce pas, pour assurer la prospérité du pays. Le gars pleurniche pour que je le reprenne, il m’en supplie, et il n’est ni fautif ni mauvais bougre, mais quand ça ne va plus, ça ne va plus: ainsi l’exigent les intérêts de notre chère patrie. «Je reprendrai du service même pour la moitié de mon salaire» m’a-t-il dit, à quoi j’ai répondu: «Impossible; je suis certes ministre mais ce n’est pas mon argent, c’est celui du peuple, gagné à la sueur de son front, et j’ai le devoir de tenir sévèrement le compte de chaque dinar dépensé.» Dites-moi, je vous prie, cher monsieur, depuis quand est-il permis de jeter par les fenêtres huit cents dinars appartenant à l’État?
Les sourcils levés, il attendait que j’abonde dans son sens.
— Absolument!
— Tenez, l’autre jour, un membre du gouvernement s’est vu octroyer, pour soigner sa femme, une grosse somme issue du poste budgétaire des dépenses discrétionnaires; et alors, si on ne fait pas attention à chaque sou, comment la nation fera-t-elle pour payer?
— Et à combien s’élèvent les revenus du pays, monsieur le ministre? C’est un sujet qui vous préoccupe, je suppose?
— Pensez-vous, cela n’a aucune espèce d’importance!… Comment dire? À franchement parler, on ne sait pas encore à combien s’élèvent les revenus. J’ai lu quelque chose à ce propos dans un journal étranger, mais allez savoir si c’est exact. En tout cas, les revenus sont substantiels, très certainement substantiels! dit le ministre d’un ton convaincu et avec un sérieux d’expert.
Notre agréable et grave conversation fut interrompue par l’huissier qui, entrant dans le bureau, annonça qu’une délégation de fonctionnaires souhaitait être reçue par le M. le ministre.
— Je les appelle tout de suite, qu’ils attendent une minute, répondit-il.
Se tournant vers moi, il poursuivit:
— Si vous saviez! Je suis si fatigué de recevoir tant de monde depuis deux ou trois jours, je ne sais plus où donner de la tête. J’ai tout de même réussi à trouver un moment pour notre agréable entretien!
— Ils viennent pour raisons professionnelles? demandai-je.
— Figurez-vous que j ’ai eu, juste là sur le pied, un énorme cor que j’ai fait opérer il y a quatre jours; tout s’est très bien passé, Dieu soit loué. C’est la raison de ces visites; accompagnés de leur chef, les fonctionnaires viennent me féliciter et me dire la joie que leur a causée l’heureux déroulement de l’opération.
Je m’excusai auprès de M. le ministre de l’avoir dérangé en plein travail; pour ne pas l’interrompre plus longtemps, je lui fis mes salutations les plus respectueuses et quittai son cabinet.
Et effectivement, les journaux étaient remplis de nouveaux communiqués sur ce cor ministériel:
«Hier à quatre heures de l’après-midi, les fonctionnaires du bureau …, accompagnés de leur chef, se sont rendus en délégation chez M. le ministre des finances pour le féliciter chaleureusement de son heureuse opération du cor. M. le ministre a bien voulu les recevoir avec gentillesse et cordialité, et à cette occasion M. le chef de bureau, au nom de tous ses subordonnés, a prononcé un émouvant discours, après quoi M. le ministre les a tous remerciés de cette rare attention et de leurs sentiments dévoués.»